Maldiney et la confrontation Klee/Kandinsky

H. Maldiney trouvait quelque chose de gênant dans l’œuvre de Kandinsky et plus généralement dans un certain type de peinture abstraite. Si l’on en trouve déjà trace dans Le dévoilement des concepts fondamentaux de la psychologie à travers la daseinsanalyse de L. Binswanger (1963) c’est néanmoins dans un texte de 1961 intitulé Comprendre que Maldiney s’attache le plus rigoureusement à montrer pourquoi « un secteur de l’art abstrait » (dont fait partie Kandinsky) n’aboutit qu’à une cristallisation « en configurations thématiques » .
Qu’est-ce que des «cristallisations en configurations thématiques» peuvent bien avoir de gênant ? Quel problème soulève ici Maldiney et, surtout, pourquoi Kandinsky tomberait-il dans ce travers esthétique ?

3I01197

Auf Weiss II (Sur blanc II), 1923

Maldiney ne cherche pas à remettre en question la qualité de l’œuvre de Kandinsky. Ce qui l’intéresse n’est pas tant de savoir en quoi l’œuvre de Kandinsky réussit ou échoue que de comprendre en quoi et pourquoi elle n’est pas totalement étrangère au « temps de la représentation ».
Pour ce faire il ne suffit pas de suivre le peintre dans le développement de sa théorie. Avant tout, c’est le mode de traitement de ce qui est à « rendre sensible » qui importe. Or c’est là que Kandinsky se distingue. « S’agit-il de rendre sensible l’essence du « droit » ou du « léger », il les traite comme des états de choses donnés et il en construit la formule objective sous la forme d’une constellation figurale d’éléments » écrit Maldiney .
S’il y a thème ce n’est donc pas tant parce qu’il y a effort de représentation d’un objet que parce que l’on cherche à le donner tel qu’il est. Le retour à l’essence est bien un renoncement à la représentation de l’objet mondain mais il procède d’une volonté de livrer l’essence dans toute sa pureté. Maldiney parle à ce propos d’une « présentification des formes-mères » . C’est l’ambiguïté de cette mise en présence qui fonde l’équivoque de ce type d’abstraction. Car on ne peut dire des formes de Kandinsky ni qu’elles sont simplement géométriques ni qu’elles ne sont que la trace ou le pôle de suggestivité d’un non-thématique originaire. Ce qui fait écrire à Maldiney que « l’analytique des éléments de Kandinsky se situe dans l’entre deux » et que « le moment dynamique des formes est un mixte où interfèrent le mathématique et l’esthétique. »

C’est la compréhension de cette « interférence » qui va nous permettre de comprendre ce qui pose problème à Maldiney. Pour cela il faut en revenir à « l’analytique des éléments de Kandinsky ». C’est le mouvement qui y tient le rôle décisif :

« Les éléments de la peinture sont les résultats réels du mouvement » écrit-il. Cela signifie que le déploiement du mouvement se trouve assez paradoxalement contenu dans la simultanéité de la saisie de la forme. Maldiney remarque à ce propos que tout ceci n’est pas sans rappeler le schématisme des concepts mathématiques chez Kant. « Pour connaître (et pour percevoir) une ligne dans l’espace il faut la tirer » écrit l’auteur de la Critique de la raison pure. C’est par l’acte lui-même qu’une certaine durée reçoit ce qui rend possible à terme une saisie dans la simultanéité. Le temps vécu en première personne par celui qui trace la ligne structure et sous-tend la perception de toute ligne droite. Or cette temporalité est elle-même sous-tendue par un acte. C’est là ce qui explique l’importance qu’accorde Kandinsky au mouvement : c’est lui qui est à l’origine de tout élément pictural. « Ainsi donc, écrit Maldiney, une ligne droite ou toute autre forme graphique élémentaire indique la possibilité du mouvement qui la détermine en ce que sa perception actualise, comme sa construction, un monogramme de l’imagination spatiale a priori » .
On pourrait dire que ce qui gène le plus Maldiney n’est pas le rôle déterminant du mouvement mais la manière dont Kandinsky le comprend. À considérer tout processus dynamique comme une force objective en acte il perd de vue le rôle originaire du rythme immanent à l’œuvre. C’est pourquoi la lucidité théorique de Kandinsky peut aussi s’apparenter à un certain aveuglement. Il comprend que c’est de la pleine compréhension d’un processus dynamique que dépend la réussite de toute entreprise picturale. Mais il ne voit pas que cela ne saurait s’épuiser dans une thématique des éléments picturaux fondamentaux.

C’est pourquoi Maldiney peut confronter Kandinsky à Klee. Là où le premier peut construire des modèles et des exemples théoriques le second affirme que « le dynamique n’a pas d’exemples ».
On pourrait expliquer l’opposition entre Kandinsky et Klee à partir des travaux d’un de leurs « collègues » du Bauhaus : Johannes Itten. Il nous semble en effet que son Art de la couleur est tout à la fois ce qu’autorise la théorie kandinskienne et ce que ne peut accepter celle de Klee. Mieux, il contient dès l’introduction tous les éléments de l’antinomie. « Je sais écrit-il que le secret le plus profond et le plus essentiel de l’action des couleurs demeure invisible même pour l’œil et ne peut être contemplé que par le cœur. L’essentiel se dérobe aux formules abstraites. » On ne voit alors pas très bien ce que pourrait être une théorie des couleurs. Si l’essentiel est invisible à l’œil et échappe à toute formulation théorique alors c’est bien Klee qui a raison : la dynamique de l’œuvre ne saurait être isolée de l’œuvre elle-même par un discours objectivant. Reste qu’Itten, quoi qu’il en dise, n’en reste pas là. Comme Kandinsky, il commence par affirmer que la peinture relève d’un effort de remontée en deçà du visible pour s’engager ensuite sur la voie de la théorie : « La notion d’harmonie des couleurs doit se libérer du conditionnement subjectif — goûts, impressions — et s’ériger en une loi objective. » Il faut voir là bien plus qu’une simple manière de dire les choses. Itten explique clairement qu’il va traiter des couleurs tant du point de vue objectif que du point de vue subjectif. Il veut dire par là que son livre va autant s’attacher à dévoiler « les règles d’application générale » des couleurs (ce qui relève pour lui d’une science véritable des couleurs) qu’à poser les problèmes « d’appréciation individuelle » (ce qui relève pour lui de l’intuition). Son ambition est donc double. Il faut, d’une part, exposer et analyser les lois fondamentales et les règles objectives d’utilisation de la couleur et, d’autre part, développer une réflexion sur le « domaine des limitations subjectives c’est-à-dire des jugements de valeur appliqués à la couleur. » Qui ne voit pas ici l’intime proximité de ces propos avec ceux de Kandinsky ? Certainement pas Maldiney qui prend le temps de rappeler le système d’équivalences et de correspondances des éléments picturaux dont Kandinsky trouve le fondement dans les lois de leur utilisation : « Verticale-Blanc-Activité-Naissance ; Horizontale-Noir-Inertie-Mort ; Angle aigu-Jaune/Orangé-Tension croissante ; Angle droit-Rouge (Vert, Gris)-Maîtrise ; Angle obtus-Bleu/Violet-Pauvreté. » « Ces moments affectifs écrit-il sont à la fois des événements psychiques simples et des formes du spirituel. La même thématisation qui objective les actes plastiques en paradigmes formels objective le rapport affectif en structures éidétiques. »
On comprend par là qu’Itten est en fait bien plus proche de Kandinsky que de Klee. Le double objectif qu’il fixe à son Art des couleurs est l’écho de ce que Point et ligne sur plan affirme avec force : l’élément pictural n’est pas simplement une donnée sensible provoquant un effet pathique et psychique. Il est aussi l’équivalent sensible d’une essence spirituelle.
On peut y voir la marque de tout le génie des initiateurs de l’abstraction. Maldiney y voit quant à lui un problème : en soulignant le rôle déterminant du mouvement Kandinsky a, à la fois, mis au jour l’importance du « se sentir » et négligé la nature, purement immanente à la toile, du rythme originaire ainsi découvert.
Ce point est repris dans Ouvrir le rien, l’art nu : « La question de la forme qui enveloppe aussi celle de la limite a été compromise au départ par la définition que Kandinsky en donne dans Le spirituel dans l’art » Et Maldiney de rappeler cette définition : « Définie de l’extérieur, une forme est la délimitation d’une surface. » « Or, précise-t-il, le son intérieur d’une forme ne peut s’extérioriser dans les limites d’un contour qui, toujours, selon l’expression de Cézanne, « cerne un ton prisonnier ». La dimension auto-constitutive d’une forme est incompatible avec cette fermeture. Et c’est dans cet écart que se joue le destin de la peinture de Kandinsky. »Selon Maldiney, on peut trouver la marque de ce « destin » dans les peintures postérieures à 1914. « Avec elles écrit-il, disparaissent les surfaces diffusives qu’on entrevoit l’une à travers l’autre et leur coexistence rythmique qui impliquait une simultanéité de profondeur — laquelle est l’espace même. (…) À l’auto-mouvement rythmique de l’espace se transformant en lui-même s’est substituée une circulation de flux colorés dans l’espace. »

Einfach (Simple), 1916

Einfach (Simple), 1916

Nous l’avons dit plus haut, nous pouvons le répéter encore plus fermement maintenant : l’intuition originaire et géniale de Kandinsky a progressivement laissé place à un thématisme. Puisqu’il ne s’agit pas tant ici de critiquer ce peintre que de montrer pourquoi H. Maldiney s’attache à dévoiler cette étrange évolution, c’est à ce dernier que nous laisserons le soin de conclure : « Lui qui avait reconnu le spirituel de l’art, dans la sonorité intérieure d’une forme comme moment de la réalité non thématique, tend de plus en plus, par crainte de l’imprécis, à s’assurer des formes en les identifiant à des objectités idéales. »

Notes sur « L’exercice de la peinture » de Bazaine

BAZAINE, arbres et plaine

Ce texte date de l’hiver 97. Il s’agit de notes sur le texte de Jean Bazaine « L’exercice de la peinture » (paru au Seuil en 1973, réédité dans le recueil Le temps de la peinture chez Aubier en 1990 et chez Flammarion en 2002). Elles n’ont pas été remanié pour deux raisons : le manque de temps et la volonté de les laisser dans l’état où elles furent soumises à la lecture vigilante de Bazaine lui-même. Nous l’avions rencontré au printemps 97, par l’intermédiaire de son galeriste, et il avait approuvé le texte. Le voici in extenso :

Tout commence avec la première touche de pinceau sur la toile. « Ce désert, le premier pas, la première « touche » l’envahit tout entier, bord à bord : un espace se crée, le blanc devient lumière, la toile commence d’exister. Cette première semence vient de nous, elle est nous, ce sera sans doute notre seul acte entièrement libre. » (p. 146, édition Aubier) C’est là qu’est décrite l’amorce du processus alchimique de création : la première touche n’est pas le début d’un déploiement unilatéral de l’œuvre. « La toile commence d’exister » mais n’existe encore nulle part. Rien dans la conscience de l’artiste ne se rapproche encore de ce qui va venir à l’existence. La première touche n’est pas comme la tête du bébé qui pointe au début de l’accouchement. Elle est un fragment qui apparaît alors que rien n’existe ni de l’organe qu’il sera plus tard ni du reste corporel de l’œuvre à venir. Le processus ne consiste donc pas à faire venir au monde quelque chose qui existe. On ne fait pas surgir la vie dans l’instant, on la crée dans la durée. C’est pourquoi ce qui suscite la seconde touche n’est pas ce qui est à l’origine de la première mais la résistance de la matière qu’a fait apparaître le premier pas. De là un paradoxe qu’il faut mettre au jour : dans les premiers instants de la création l’œuvre existe sans exister.

« Un deuxième pas, une deuxième touche : un autre espace, une autre lumière apparaissent. Sans doute l’avions-nous voulu, mais déjà la toile existait, et, sans que nous en soyons avertis, elle commençait de nous mener. » L’œuvre existe dés la première touche en tant que cette dernière fait apparaître face à l’inspiration une épaisseur du « faire », une apparence partielle qui dans sa matérialité et son inachèvement intrinsèque suscite la touche suivante. Mais ce qui est provoqué c’est le processus qui, à terme, doit justement amener l’œuvre à l’existence. L’être de cette dernière encadre donc d’une certaine façon sa genèse. En amont il guide la main de l’artiste, en aval il se déploie comme la vie d’une œuvre devenue un être autonome. Par conséquent, à la première touche, l’œuvre peut tout aussi bien être dite inexistante. Car les touches à venir sont proprement imprévisibles par l’artiste. Le déploiement à venir, l’achèvement qui seul donnera la vie, n’est encore qu’un point invisible à l’horizon. Sur cette ambiguïté, on notera l’expression de Bazaine : « nous nous efforçons d’amener à la lumière ce grand corps incertain qui, à son tour, nous appelle à l’existence. » S’il s’agit d’amener à la lumière un grand corps c’est bien qu’il existe depuis le début et pourtant, s’il s’agit d’un corps incertain c’est bien que son existence n’est pas donnée d’avance. Bazaine le dit à sa façon : « L’idée que l’art exprime semble nous lier inexorablement à une expérience vécue, à des souvenirs passés, et à eux seuls, alors que nous sommes plus fortement travaillés par un futur, qu’à l’avance nous pétrissons, sans le connaître, qui à son tour nous pétrit sourdement. » (p.162)

Bien sûr, passé et futur encadrent ici bien plus que la simple genèse de la toile. C’est la conscience de l’artiste, son moi qui se donne comme écartelé entre un héritage et une œuvre future. Mais c’est justement dans cette temporalité particulière que se joue la genèse de la toile. La note renvoyant à Paule Valéry en est la preuve lumineuse. À propos d’un sculpteur : « Il a frappé des milliers de coups rebondissants, lents interrogateurs de la forme future. » En clair : il a créé ce qui le créait. C’est cette tension interne qui ne fait que croître à mesure que la création avance : « Plus le tableau existe, plus il résiste. » Le déjà-là du tableau qui guide la main du peintre fait surgir, à mesure que la création avance, un bientôt-là auquel il s’identifie à terme. L’achèvement ne sera que l’affirmation de la vie de l’œuvre, c’est-à-dire de l’autonomie de la créature créée par l’alchimiste. En ce sens on peut, peut-être, dire que l’accession de l’œuvre à la vie correspond au moment où le déjà-là de l’œuvre rejoint le bientôt-là pour s’y fondre. La résorption des deux forces temporelles en une indifférenciation fondamentale correspond au moment où l’œuvre accède à une temporalité propre, c’est-à-dire justement : à la vie.

La terre et le ciel, de Bazaine, 1950

Une fois l’œuvre achevée se révèle dans toute son ambiguïté le mystère de sa naissance, jusque-là dissimulé par les illusions de l’artiste. Il a cru à un jet unilatéral pouvant produire la vie à lui seul. Mais quelque chose à demi existant s’est mis à le guider avant même d’être au monde. L’artiste a cru travailler dans un temps linéaire alors qu’il était pris depuis le début dans l’écheveau complexe du passé et de l’avenir. Son temps ne coule pas comme le fleuve d’Héraclite, il bouillonne à l’endroit où le jaillissement du futur se heurte à l’océan du passé. C’est pourquoi Bazaine peut écrire : « L’œuvre suit sa route, et il nous faut bien la suivre, elle n’a que faire des projets de ce conducteur trop lucide » (p. 163). C’est que le temps de la peinture autorise les êtres du futur à influencer les actes des condamnés au présent. Si, comme le dit la citation de Montaigne (p. 163) : « La main se porte souvent où nous ne l’envoyons pas », c’est que ce « nous », sujet au présent, est suppléé par un « elle », sujet au futur, qui est l’œuvre à venir. C’est pourquoi la délivrance n’est peut-être pas celle que l’on croit. « L’épiphanie est à plus ou moins court terme, mais l’apparition fulgurante du réel, c’est délivrée de la durée, délivrée des apparences, qu’elle se révèle. Il n’y a ni commencement ni fin dans la vie du tableau, ni avant ni après, le temps de la peinture n’est pas celui de l’homme, son espace n’est pas celui que peuvent compter ses pas. » On pourrait croire que cette négation radicale de la durée est un refus de ce que l’on a dit jusque là de la temporalité de la création. Mais la seule chose qui soit rejetée ici, et qui doit absolument être rejetée, c’est la représentation d’un temps linéaire, la structure d’une durée sclérosée par la succession infinie et continue d’instants selon un même sens et une même direction. L’artiste et l’œuvre sont hors du fleuve de la durée. Mais ils vivent, et leur vie se définit comme le fait Bergson : par une durée non-linéaire, par un bouillonnement sans fin, organique.

Hommage à Turner, 1978

Se pose alors l’épineux problème de l’achèvement de la toile. Comment l’œuvre parvient-elle à un degré d’achèvement si l’activité de l’artiste se déploie dans une temporalité où aucun terme n’est possible ?

Cette structure d’inachèvement essentiel pousse l’œuvre vers la vie tout en l’éloignant sans cesse d’un avènement définitif. La toile, même achevée, n’est qu’un pont vers une nouvelle immersion de l’artiste dans la temporalité de la création. En ce sens, l’œuvre, comme totalité des œuvres produites en une vie, est par définition inachevée.

« La réussite d’une œuvre supposerait on ne sait quel but définitivement atteint, un lieu d’arrivée. Il n’est pas d’arrivée dans la quête intérieure, pas d’autre but que cette quête elle-même. Ce n’est pas cela dit le Zen, c’est vers cela. Le peintre le pressent confusément, qui ne recherche pas l’apaisement d’une évidence à peine entrevue, jamais atteinte, Dieu merci, mais que seule mène une « insatisfaction obstinée », l’impatience des limites. Haine des toiles victorieuses : les vainqueurs ont toujours tort. Seul le sentiment constant de l’échec, force positive, élan jamais épuisé, éloigne à tout jamais le terme de l’aventure, à travers une remise en question incessante, poursuivie tout au long de la vie d’une toile, poursuivie d’une toile à l’autre – la même – au cours d’une existence de peintre. » (p. 168)

Si les toiles se succèdent c’est bien que chacune d’entre elles présente une part d’échec qui pousse le peintre à poursuivre. En cela elle est bien inachevée. Mais cet inachèvement est plus celui du peintre, celui du projet de l’artiste, que celui de la toile elle-même. De sorte qu’elle porte la charge d’un échec qui n’est pas le sien et qui ne la grève pas d’une existence de mort-vivant. Elle vit bel et bien d’une vie propre et, en ce sens elle est bien achevée. Mais son achèvement n’est pas celui du projet de l’artiste. Il n’est pas celui qu’a voulu l’inspiration mais celui que l’œuvre elle-même a déterminé dans la temporalité de sa propre création, c’est-à-dire dans une dialectique de l’inspiration et du « faire ».

C’est pourquoi l’achèvement de la toile n’est pas le surgissement naturel, spontané et maîtrisé de ce qu’a voulu l’artiste. C’est aussi pourquoi son génie se trouve, au moins en partie, dans sa capacité à reconnaître l’achèvement d’une toile comme celui que désire cette dernière, qui lui convient conformément à une nécessité intrinsèque, signe de son avènement ultime à la vie.

En acceptant de reconnaître l’achèvement de la toile comme quelque chose qui lui échappe (et qu’il est pourtant seul à voir) l’artiste reconnaît que l’inachèvement de son projet est précisément ce qui laisse la place à un achèvement de l’œuvre par elle-même.

Là encore les notes de Bazaine sont éclairantes. Note 12 : « Il y a le moment, bien connu des peintres, où les toiles se font toutes seules : laissées de côté, inachevées à nos yeux, il arrive que nous les trouvions finies. Ce n’est pas la toile qui a travaillé, c’est notre regard qui s’est dépouillé de toutes les écailles d’idées qui l’aveuglaient. »

C’est lorsque sa vue n’est plus troublée par son projet que l’artiste voit l’œuvre telle qu’elle est, telle qu’elle vit en sa durée propre. Il ne reconnait l’achèvement de la toile qu’en préférant ultimement une réceptivité totale au jaillissement créateur. C’est ce retournement qui permet d’éclairer à la fois une partie du mystère de la vie du tableau et la dichotomie essentielle entre l’achèvement de la toile et l’inachèvement du projet.

Ainsi l’œuvre vit d’un souffle qui se révèle à l’artiste comme là devant lui. Elle n’est pas tant révélation faite au monde par l’artiste qu’apparition à ce dernier d’un être qui existe par lui-même. C’est d’ailleurs peut-être en partie cette autonomie qui explique l’inachèvement essentiel du projet artistique. Parce que l’œuvre est achevée, parce que l’artiste sait ne plus avoir à y toucher il prend conscience d’autant plus douloureusement du chemin qu’il lui reste à parcourir. Il y a là comme une sorte de suave mari magno inversé. L’œuvre achevée est sur la grève, sereine, vivant d’une existence qui interroge sans jamais s’interroger, elle regarde le peintre embarqué sur une barque de projets livrés au mauvais temps.

« À quel moment, dès lors, une œuvre nous semble-t-elle finie ? Quand l’abandonnons-nous à elle-même ? Ce n’est pas lorsqu’elle s’offre à nous comme un système clos, une mécanique bien fermée, indéréglable – une fin. C’est, bien au contraire, lorsque, soudain, elle nous apparaît comme un commencement. Une naissance, un nouvel espoir de vie. Un reflet originel, porteur de l’énergie première, un écho de la naissance du monde. Elle naît à sa propre vie, qui pourra – dans les meilleurs des cas – se poursuivre indéfiniment, renaissante à travers les hommes et les siècles, ignorant l’usure de l’âge, la vieillesse. Jeux de glace à l’infini, elle s’enrichira de tous les regards des générations à venir. Il n’y a pas d’œuvres anciennes ou modernes : il y a la peinture vivante de tous les temps, qui est tout entière au présent. » (p. 175)

Entre le refus de la toile comme « système clos » et sa définition comme « commencement » se trouve la place pour une vie complètement autonome. L’œuvre naît à sa propre vie en étant pour le peintre une simple étape, une tension vers la suite de son œuvre. Par la négation de l’œuvre comme « mécanique fermée » et sa définition comme « porteuse d’énergie première » Bazaine circonscrit l’espace vital d’un être qui entre dans l’existence parmi les hommes sur un mode très particulier. Il articule ainsi l’achèvement et l’inachèvement, les mêle en un « embryon incertain ». L’expression est importante car elle montre bien l’œuvre à la fois vivante et inachevée. Elle a simplement l’inconvénient de laisser croire à un inachèvement formel constitutif de l’œuvre alors que c’est au contraire face à son achèvement que l’artiste comprend l’inachèvement de son projet. L’œuvre porte, dans son unicité et par son autonomie, l’infinitude de l’impulsion qui engagea le processus de sa genèse. Elle révèle donc ultimement l’inspiration dont elle a surgi comme un manque essentiel, un défaut provocateur qui condense en un jaillissement intentionnel, en un pôle de pure suggestivité, tout ce que l’artiste voit dans l’au-delà qu’il veut atteindre. En ce sens on peut dire que l’œuvre d’art est l’incarnation d’une transcendance, c’es-à-dire la manifestation d’une médiateté irréductible, bref, d’un échec.

Reste que nous ignorons encore exactement ce qu’est cet au-delà et en quoi il se tient à distance de l’artiste. La prudence enjoint donc ici de n’accepter le terme de transcendance qu’avec le risque d’avoir à en changer ou, au mieux, d’y apporter détails et précisions.

« Un tableau n’a rien à signifier, il est. Et c’est sa totale gratuité qui lui garde, à travers les âges, sa force révolutionnaire intacte. » (p. 134)

Si la toile est autonome, si elle vit sa vie d’œuvre d’art c’est pour une raison bien simple : elle a sa liberté propre, ce quelque chose incompréhensible qui lui confère un véritable en-soi. Bref, c’est qu’elle est gratuite, qu’elle ne doit rien à personne.

« Rayonnante, inaltérable solitude du tableau, qui en requiert impérieusement une autre, celle du spectateur : la peinture met deux êtres face à, face et seuls. »

Cette « gratuité » reste cependant à expliquer. Que la toile n’ait aucune utilité propre, que sa raison d’être ne consiste à véhiculer aucun message, aucune critique, aucun discours voilà qui ne peut être compris sans une réflexion préalable sur le rapport qui l’unit aux intentions de l’artiste. Le silence du tableau est-il l’œuvre pleine et entière de l’artiste ou bien n’est-il que la manifestation de l’autonomie conquise par la toile ?

À propos du tableau (p. 88) : « Débouchant sur l’illimité, il ne connaît d’autres limites que celles que le peintre bien à contrecœur lui assigne. Il n’a de comptes à rendre à personne, sauf à celui-ci – qui à son tour lui reproche sa lenteur, son incompréhension -, et ce perpétuel règlement de comptes entre l’un et l’autre ne va pas sans orages. Orages longuement désirés et entretenus et qui poussent l’œuvre en avant. »

La question est de savoir quels comptes sont ici à rendre. L’artiste ne saurait reprocher son être à l’œuvre. Non seulement parce qu’il en est l’auteur, mais aussi et surtout parce que l’œuvre achevée vit désormais une existence indépendante. Répétons-le : elle ne doit plus rien à personne. Il n’est donc plus possible à l’artiste de demander des comptes sur autre chose que son propre projet, c’est-à-dire sur ce « qu’il assigne à contrecœur. »

On voit ici comment la tension entre l’achèvement du tableau et l’inachèvement du projet artistique entraînent un véritable « règlement de comptes » en se projetant dans l’opposition de l’artiste à ses œuvres achevées. Il faut en mesurer toute la portée. Si l’artiste demande des comptes à ses toiles c’est qu’il ne parvient jamais à faire complètement abstraction de son projet. L’attitude contemplative qui parachève le processus de création ne résorbe jamais totalement le jaillissement initial qui provoqua l’échec. L’artiste ne peut donc s’empêcher de rêver à sa réussite. C’est là ce qui suscite à la fois une nouvelle genèse et un regard critique de l’artiste, peut-être même désabusé, sur ses créatures.

D’un coté, il va donc regretter de soumettre ses œuvres au cadre délimité du projet. C’est tout le sens de « l’assignation à contrecœur ». En cela l’artiste est parfaitement conscient que le surgissement de la vie se fera contre le projet. Mais d’un autre coté il ne peut s’empêcher de donner à ce dernier une valeur positive, de le considérer comme la seule fin de son travail, comme le terme authentiquement visé de son œuvre.

Composition, 1973

La création artistique nous confronte donc à un paradoxe : la visée authentique de la création ne constitue pas adéquatement sa réalisation concrète. Si la raison de l’échec a été donnée, il reste maintenant à rendre compte de ce qui est malgré tout amené à la vie. Or le surgissement de la vie correspond dans le texte à une apparition bien particulière. Quand l’œuvre commence à imposer son propre achèvement elle donne une « tonalité ». « Quand vient le son juste (…) nous ne le reconnaissons pas » (p. 170). Le recours au champ métaphorique du son est significatif. Le son, le rythme nous sont donnés de façon très particulière. Contrairement à l’image ou à la sensation tactile, le son n’est pas immédiatement placé à distance, devant nous dans l’espace. Il entre en nous, avec le goût il est la sensation la plus immanente qui soit. Placer la recherche d’un son au terme du processus de création, puis ensuite celle d’un rythme, d’une sensation purement organique, c’est faire vivre la toile d’une vie qui est et se donne à percevoir comme immanence radicale. On retrouve alors ce que l’analyse de la temporalité nous avait laissé entrevoir : la dimension proprement organique de l’œuvre d’art. La page 199 en apporte une confirmation explicite et éclaire ainsi tout notre cheminement :

« Rembrandt, Goya, Bonnard, qu’y a-t-il derrière leur regard halluciné de vieillards possédés du monde, leur regard d’aveugle ? Que voient-ils, ces voyants ? Bien au-delà de la vue, c’est à la respiration, aux battements du cœur que s’accorde le tableau. Et plus encore, à un souffle, à une pulsation qui viennent d’ailleurs : le rythme, dans une toile, c’est l’accord de ces deux souffles. On dit d’une toile qu’elle chante, c’est le seul mot qui lui convienne. Comme le chant elle est liée à notre plus mystérieuse nuit organique, elle est le souffle d’avant la parole. »

Tout commence par un paradoxe : voir plus loin que la vue relève d’une saisie de l’immanence la plus radicale. En voyant plus loin que les autres, en allant chercher au-delà de l’objet vu l’artiste n’explore pas l’infini qui se cache derrière l’horizon. Son Au-delà est un En-deçà radical et pur, organique. L’invisibilité dévoilée par l’œuvre n’est pas celle d’un infini éloignement mais au contraire d’une proximité immédiate. Si immédiate d’ailleurs qu’elle en est par là-même directement imperceptible.

Les précautions prises plus haut quant à la transcendance de l’œuvre prennent ici tout leur sens. La médiateté irréductible est en fait la plus pure immédiateté qui soit. L’affectivité du « voyant » est une transcendance par excès de proximité à soi.

L’échec constitutif du projet de l’artiste semble donc être tout entier dans l’obscurité d’un rapport à soi-même. « La respiration » et « les battements de cœur » sont des images qui permettent de comprendre le paradoxe de cette conversion de la transcendance irréductible en immanence pure. Mais, trop faciles à éprouver, elles ne permettent pas de comprendre où se situe l’échec.

Il faut donc remonter à une immanence encore plus stricte, à une proximité à soi qui ne laisse pas de place à la moindre ek-stase, au moindre positionnement d’un objet perceptible face à la conscience. Or « la respiration » et « les battements de cœur » restent des objets de conscience possibles. Ils laissent un interstice entre la conscience et ce qu’elle vise. Partant, ils se distinguent de toute immanence véritable.

C’est pourquoi un ultime effort est requis pour accéder à la source de l’échec. C’est cette exigence qui pousse Bazaine à redoubler ses images. Le terme de la remontée sans fin vers soi qu’entreprend l’artiste ne s’épuise pas dans de simples sensations corporelles. Si, « bien au delà de la vue », « la respiration » et les « battements de cœur » nous dévoilent le paradoxe de la transcendance, c’est donc « plus encore à un souffle, à une pulsation qui viennent d’ailleurs » que l’on doit remonter pour saisir la nature exacte de l’En-deçà visé par l’artiste. Reste qu’il ne s’agit pas simplement de dépasser « la respiration » pour remonter vers un souffle mystérieux. Et de fait, Bazaine pose les deux ensembles : « Le rythme, dans une toile, c’est l’accord de ces deux souffles. »

Toute la difficulté est de penser cette conjonction, de saisir le point de croisement entre le « battement de cœur » et la « pulsation », la « respiration » et le « souffle ». Pour comprendre une articulation il faut avant tout distinguer ce qui s’articule. Ici il s’agit de deux niveaux organiques : celui de la « respiration » et des « battements de cœur » et celui du « souffle » et de la « pulsation » « qui viennent d’ailleurs. »

Ce redoublement de la respiration en souffle et du battement de cœur en pulsation permet de distinguer entre une manifestation perceptible de notre dimension organique et un niveau supérieur dans l’immanence : celui de la proximité ultime à soi-même.

Si, comme nous l’avons dit plus haut, la première couche se donne à la conscience, celle de l’immanence pure en revanche renvoie à l’originalité de toute conscience. On le comprendra peut-être mieux en reprenant le vocabulaire de Merleau-Ponty. La remontée jusqu’au « souffle » et à la « pulsation » qui « viennent d’ailleurs » sera comprise alors comme la recherche d’une « préhistoire » en-deçà de l’histoire de la conscience. Pour parler à la première personne : il s’agit de remonter à un quelque chose qui existerait sous moi avant que je sois là à proprement parler. Or, quelle est la seule chose qui soit présente sous ma propre conscience, avant que cette dernière ne m’apparaisse dans toute se clarté ? Quelle est la seule chose qui constitue le plus haut degré de proximité à moi-même ? Mon étoffe purement organique : mon corps.

Mais il ne faut pas entendre ici n’importe quel corps. Tour corps considéré dans la visée intentionnelle de ma conscience n’est donné qu’au niveau de la première couche, celle de la respiration et des battements perceptibles. C’est pourquoi celui auquel il s’agit ici de remonter est enveloppé d’un certain anonymat. Plus exactement, il est pris au sens d’une potentialité reculée dans des ténèbres qui demandent encore à être éclairées. La phénoménologie dégage par là au cœur de la subjectivité une vie souterraine et obscure, échappant totalement à la conscience mais en constituant la source secrète. C’est à elle que Bazaine relie essentiellement l’œuvre d’art lorsqu’il explique que « comme le chant, elle est liée à notre plus mystérieuse nuit organique. » La première couche qui voit la respiration et les battements de cœur perçus dans un devant-moi est toute entière portée par la deuxième, celle qui précède l’être-au-dehors et que Michel Henry définit comme « l’immédiation pathétique en laquelle la vie fait l’épreuve de soi. » (M. Henry, La phénoménologie matérielle, PUF, collection Epiméthée, p. 7)

Si les deux couches sont maintenant distinguées il reste encore à expliquer comment l’œuvre d’art peut s’appuyer sur un « accord de ces deux souffles. » Le texte de Bazaine donne la réponse à sa façon : l’œuvre « chante », et c’est ce « chant » qui est accord. Il l’est, d’une part, parce que le tableau « s’accorde » aux battements de cœur et à la respiration et, d’autre part, parce que le « rythme » d’une toile est « l’accord » des deux souffles. Si l’on s’en tient à nos distinctions, l’accord du tableau à la première couche est une participation à la manifestation perceptible de notre dimension organique. En ce sens la toile vit d’une vie qui révèle la première couche. Mais on a vu que cette dernière n’existe que portée par la seconde, seule vie véritable par sa pure immanence. La vie de la toile ne saurait donc être autre chose que cette seconde couche portant la première. Elle est ce « rythme » qui lie l’organique perçu à l’organique obscur, ce que Bazaine appelle « les deux souffles ».

Reste néanmoins un problème : la toile révèle tout ce qu’elle est puisqu’elle n’est rien de plus que ce qu’elle apparaît. Du coup la dimension obscure de la deuxième couche se double d’une obscurité problématique. Plus exactement : comment la toile peut-elle vivre (ce qui suppose une pure immanence) si elle n’a aucune intériorité et se trouve de part en part tournée vers l’extérieur ?

Si les deux niveaux organiques sont exigés par la vie alors l’intériorité de l’œuvre ne peut exister que sur un mode propre et paradoxal. Si la toile est toute d’extériorité alors son immanence organique ne peut venir elle-même que d’un ailleurs. Ainsi, si l’artiste porte son regard vers un point d’autant plus transcendant qu’il est pure immanence, l’œuvre vit cette pure immanence sur un mode transcendant. Elle va chercher sa vie dans un ailleurs, elle l’emprunte à son contemplateur. (C’est ce dont on trouve déjà l’indice dans le fait que l’artiste ne puisse donner la vie qu’au prix d’une conversion ultime du créateur en contemplateur. Cf. infra)

Mais le lien de l’œuvre « à notre plus mystérieuse nuit organique » est loin d’être simple. Comment comprendre en effet que la toile puisse « emprunter » la vie ? Comment le rapport s’établit entre l’œuvre et le contemplateur ? Pour le comprendre il faut admettre avec Bazaine que l’œuvre « chante ». Autrement dit qu’elle emprunte en donnant, qu’elle n’est pas pure passivité. Elle ne peut vivre de la vie d’autrui qu’en déterminant activement cette dernière comme sienne. C’est précisément ce que permet le regard de l’autre. La contemplation est réception de l’infinie « suggestivité » de l’œuvre. Partant, elle est accueil d’une force de modification de la disposition affective du contemplateur. L’œuvre que je contemple me révèle donc mon enracinement organique comme condition de la conscience et m’enrichit par là-même d’un ton de l’existence, d’une saveur de l’être. En chantant l’œuvre me donne le ton, son ton, celui qui fait de l’épaisseur de ma vie affective celle d’une œuvre d’art particulière. Le chant de l’œuvre détermine par conséquent la saveur de ma vie. Elle apparaît à mes yeux comme source d’une tonalité fondamentale et obscure qui lui est mystérieusement immanente, bref, comme vie. L’accord des deux souffles se forge ainsi dans le contemplateur. Il y est fondement par l’immanence radicale de toute perception organique. Cette vie qui permet la perception de la vie est ce que je suis amené à voir dans l’œuvre par l’effet qu’elle produit en moi. C’est ce qui supporte son existence artificielle, le rythme qu’elle emprunte, l’accord conclu en l’autre qu’elle absorbe pour exister.

Vaut-il mieux faire de la théologie comparée ou essuyer les tables ?

En attendant le prochain article «sérieux», voici un petit exercice philosophique :

Lire ces textes et se demander s’il vaut mieux essuyer les tables ou faire de la théologie comparée…

«Puisque, donc, la propriété est une partie de la famille, et que l’art de l’acquérir est une partie de l’administration familiale (car sans les denrées indispensables sont impossibles et la vie et la vie heureuse), de même que les activités techniques spécialisées doivent nécessairement recourir à des instruments appropriés si l’on veut que l’oeuvre soit menée à bonne fin, de même en est-il aussi en ce qui concerne l’administration familiale ; d’autre part, les instruments sont soit inanimés soit animés, par exemple pour le pilote le gouvernail est un instrument inanimé, alors que le timonier est un instrument animé (car l’exécutant dans les différents métiers entre dans la catégorie de l’instrument) ; de même aussi un bien que l’on a acquis est un instrument pour vivre, la propriété familiale est une masse d’instruments, l’esclave est un bien acquis animé et tout exécutant est un instrument antérieur aux instruments (qu’il met en œuvre).
Si donc il était possible à chaque instrument parce qu’il en aurait reçu l’ordre ou par simple pressentiment de mener à bien son œuvre propre, comme on le dit des statues de Dédale ou des trépieds d’Héphaïstos qui, selon le poète, entraient d’eux-mêmes dans l’assemblée des dieux, si, de même, les navettes tissaient d’elles-mêmes et les plectres jouaient tout seuls de la cithare, alors les ingénieurs n’auraient pas besoin d’exécutants ni les maîtres d’esclaves.»

Aristote, «La politique», Livre I, chapitre 4.

 

 

«Un peu plus tard, il partit se promener, sans but précis. Le gigantesque vaisseau était un océan enchanté où l’on ne pouvait jamais se noyer, et il s’y précipita afin d’essayer de comprendre sinon le vaisseau lui-même, du moins les gens qui l’avaient construit. Il erra pendant des jours entiers, faisant halte dans des bars et des restaurants pour boire, manger ou se reposer. Ces endroits étaient pour la plupart automatisés : ce furent des plateaux flottants qui le servirent ; à deux ou trois reprises, néanmoins, il eut affaire à des employés humains, qui ressemblaient d’ailleurs moins à des serveurs qu’à des clients décidés à donner un coup de main temporaire.
— Bien sûr que non, que je ne suis pas obligé de faire ça, lui répondit un homme entre deux âges en essuyant soigneusement sa table avec un linge humide. (Il rangea le linge dans un petit étui et s’assit à la table de Zakalwe.) Mais regardez comme cette table est propre.
Zakalwe en convint.
— D’habitude, reprit l’homme, je travaille sur les religions extrahumaines -ne le prenez pas mal, surtout. L’ « importance de la direction dans l’observance religieuse», voilà ma spécialité … Vous savez, comme quand on dit que les temples, les tombes ou les séances de prière doivent être orientés dans une certaine direction, ce genre de choses. Alors, je catalogue, j’évalue, je compare ; j’élabore des théories, je discute avec mes confrères d’ici et d’ailleurs. Mais … la tâche est illimitée ; on trouve toujours de nouveaux exemples, et même les anciens sont sans cesse réévalués, sans parler des nouveaux venus qui débarquent avec leurs idées neuves sur des questions qu’on croyait réglées … Mais … (Il frappa la table du plat de la main.) Quand on essuie une table, on essuie une table. On a l’impression d’avoir réalisé quelque chose. De s’être réalisé, soi.
— Mais en définitive, on n’a quand même rien fait d’autre qu’essuyer une table.
— On n’a donc rien accompli qui ait un sens réel à l’échelle cosmique des événements, c’est ça? avança l’homme.
Zakalwe lui rendit son sourire.
— C’est ça,oui.
— Certes, mais pouvez-vous me dire ce qui a réellement un sens? Mes autres travaux? Ont-ils vraiment une quelconque importance? Je pourrais tenter de composer de merveilleuses œuvres musicales, ou des épopées récréatives qu’il faudrait toute une journée pour narrer, mais en vue de quel résultat? Pour donner du plaisir aux gens? Le simple fait d’essuyer cette table me donne du plaisir à moi. Et les gens viennent s’asseoir à une table propre, ce qui leur donne à leur tour du plaisir. Et puis, de toute façon, poursuivit-il en riant, les gens meurent ; les étoiles meurent, les univers meurent. Que signifie le résultat, aussi remarquable qu’il soit, une fois que le temps lui-même est mort? Naturellement, si je ne faisais rien d’autre qu’essuyer des tables, on pourrait considérer cette activité comme un gaspillage vil et méprisable de mon vaste potentiel intellectuel. Mais, étant donné que je l’ai choisie, cela me procure du plaisir. Et puis, ajouta-t-il avec un sourire, c’est un bon moyen de rencontrer du monde. Alors, d’où êtes-vous, au fait?»

Iain M. Banks, «L’usage des armes», Livre de Poche, p. 364-365.

Commentaires ardemment espérés…

Olivier Debré, peintre bergsonien ?

À une admiratrice qui lui demandait de définir sa philosophie, Bergson répondit excédé par cette formule : «J’ai dit que le temps existait et qu’il n’était pas de l’espace.» (cité par Gérard Chomienne dans son édition de « La conscience et la vie », Magnard, 1986, p.6).
Dans un entretien publié dans la revue «l’Oeil» (numéro 473, Juillet/Août 1995) Olivier Debré affirmait : «En fait, la peinture n’est que du temps devenu espace (…) le temps se trouve drainé par le geste dans la matière.»
Rien de plus opposé en apparence que ces deux formules. La peinture ferait aux yeux de Debré ce qu’il y a de plus inepte à ceux de Bergson. Et on comprends aisément pourquoi : Bergson n’a cessé de montrer que tout effort de visualisation du temps conduit purement et simplement à sa spatialisation. La durée s’éprouve dans une intuition et cette intuition échappe à toute représentation. « Bref, la pure durée pourrait bien n’être qu’une succession de changements qualitatifs, qui se fondent, qui se pénètrent, sans contours précis, sans aucune tendance à s’extérioriser les uns par rapports aux autres, sans aucune parenté avec le nombre : ce serait l’hétérogénéité pure. » (Bergson, Les données immédiates de la conscience, PUF, p. 77)

Dans ces conditions, le « drainage » dont parle Olivier Debré ne saurait être autre chose qu’une sclérose de la durée dans l’espace pictural. Donner à voir la durée ne pourrait se faire sans trahison. Voire, car, chez Debré, la couleur constitue un mouvement. Dénuée de structure iconique véritable la surface se donne comme l’indice d’un au delà d’elle même et comme stimulation d’une chaîne d’associations. Mais il n’y a là aucune construction imaginaire ou idéale. L’abstraction est seulement le chemin vers une certaine intériorité. La sensibilité est ici conscience.

À la figuration d’un objet au sein d’un espace fictif reconstitué Debré préfère une surface qui impose au tableau une logique propre échappant à toute référence directe au monde extérieur. La surface n’est plus le support de l’espace dans lequel prend place telle ou telle forme préconçue mais le lieu d’une certaine production de formes et de mouvements. Ce n’est pourtant pas une omission totale de la réalité extérieure. Les seuls titres des tableaux suffisent à l’établir : « Ocre de Tolède », « Rose de Madurai, Inde », « Blanche d’Inde » etc.
C’est que Debré cherche plus à représenter les impressions, les sensations les plus subtiles et les plus évanescentes qu’il a ressenti en contemplant le monde que ce dernier tel qu’il est construit par les règles transcendantales de la perception. Il ne peint pas tant ce qu’il observe du monde extérieur que ce que son intériorité lui restitue comme « tonalité » du réel.
Sans figuration, la couleur livre quelque chose qui échappe à toute formulation précise. Le rôle de l’introspection est donc fondamental : la surface révèle la profondeur. Si la toile est bidimensionnelle c’est que la profondeur qu’elle veut révéler n’est pas celle de l’espace mais celle de la conscience. Pour y parvenir sans spatialiser la durée, il faut recourir à la couleur en se souvenant des ces mots, écrits par Gauguin en 1898 : « La couleur étant en elle-même énigmatique dans les sensations qu’elle nous donne, on ne peut logiquement l’employer qu’énigmatiquement, toutes les fois qu’on s’en sert non pour dessiner, mais pour donner les sensations musicales qui découlent d’elle-même, de sa propre nature, de sa force intérieure, mystérieuse, énigmatique. »

Sans figuration la couleur livre quelque chose qui échappe à toute formulation précise. Elle livre quelque chose qui reste de l’ordre du mystère de façon irréductible. Le contemplateur y puise comme à une source de sensations qui ne sont jamais totalement exprimables. C’est que le « donné » par la toile est marqué d’une profonde hétérogénéité.
Hétérogénéité matérielle des couleurs bien sûr, mais aussi hétérogénéité de la sensation produite. Tout se passe comme si la toile nous rapprochait des profondeurs de la conscience, là où l’impression échappe encore à toute figuration iconique, à toute structure spatialisée. Si le temps est «drainé» dans la matière, il n’est donc pas pour autant figé dans l’espace pictural. Si la peinture «est du temps devenu espace», ce n’est pas par transposition de la durée dans l’ek-stase. Ce serait dissoudre l’hétérogène dans l’homogène. Debré parvient en réalité à faire beaucoup mieux : il donne à voir ce qui ne peut l’être en prenant acte de ce que Bergson a mis en évidence : «La multiplicité des états de conscience, envisagée dans sa pureté originelle, ne présente aucune ressemblance avec la multiplicité distincte qui forme un nombre» (Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, PUF, p. 90).

La thèse est en fait la suivante : le cœur de la conscience est le lieu d’une multiplicité et d’une durée «hétérogène», c’est à dire toute qualitative et inexprimable. Rien de fragmentaire, de figé, en un mot de spatialisé ne s’y trouve. Or le langage, les formes et les contours sont autant d’entités marquées par le nombre et la délimitation. Ils ne peuvent traduire la mouvance hétérogène de la conscience profonde. D’ordre quantitatif, ils achoppent sur le pur qualitatif. Le génie de Debré est d’arriver à traduire l’intimité qualitative de la conscience à la surface d’une toile tout en échappant au risque de voir la spatialité transformer le pur qualitatif en quantitatif. Le paradoxe consiste ainsi à prolonger l’exploration de la profondeur dans la création d’une surface.
C’est exactement le processus que décrit Bergson à propos de ses propres explorations de l’hétérogénéité pure de la conscience. «Descendons alors à l’intérieur de nous-mêmes : plus profond sera le point que nous aurons touché, plus forte sera la poussée qui nous renverra à la surface.» (Bergson, La pensée et le mouvant, PUF, p. 137)
Chez Debré la «poussée» s’effectue par un double rapport à la surface : création pour le peintre, contemplation pour le spectateur.

Adorno, Arendt et la culture

Par quoi commencer un blogue d’esthétique et de philosophie de l’art ? Sans doute par ce qui constitue aujourd’hui le principal obstacle à toute expérience esthétique : la dissolution du style et du jugement de goût dans la société de consommation.
La question de la culture de masse est d’autant plus importante qu’elle semble absorber et digérer toute autre forme de culture. Ce n’est pas nouveau et cela a déjà fait couler beaucoup d’encre. Mais personne n’en a poussé l’analyse aussi loin que H. Arendt et T. Adorno. S’ils ne s’appréciaient guère et ne se citent, à ma connaissance, jamais l’un l’autre, ils ont eu néanmoins beaucoup de préoccupations communes.
Pourtant, leurs philosophies ont rarement été comparées et, à vrai dire, il ne doit pas y avoir un seul livre traitant du sujet en français. Quant à l’anglais, il n’y a guère que Arendt and Adorno, Political and Philosophical Investigations1 de Lars Rensmann et Samir Gandesha, paru cette année.
Sans prétendre procéder à un tel travail de philosophie comparée, on peut tout de même ouvrir quelques pistes de réflexion en resserrant le discours autour de deux textes : la Production industrielle des biens culturels2 et la Crise de la culture3.
D’une certaine façon ces deux livres traitent du même sujet selon deux points de vue radicalement différents : le pourrissement et l’avilissement de la culture se jouent dans la toute puissance de la technique chez Adorno, dans la mise en péril de l’humanisme chez Arendt.
Si les deux analyses se croisent et se décroisent sans jamais se superposer elles n’en présentent pas moins plusieurs points possibles de convergence.

D’un côté Adorno : la production culturelle industrielle comme destruction de tout véritable jugement de goût. Cette destruction n’est pas seulement due à une vulgarisation des préférences esthétiques. C’est toujours aussi une production de la dissolution du produit esthétique. Plus simplement : c’est le résultat de ce que tous ceux qui consomment de la télé réalité expérimentent. L’artiste ou le candidat est toujours déjà le résultat d’une production. Il est devenu ce dont la production a besoin pour le programme. En un sens, il est toujours déjà prêt à être digéré par le spectateur. Il n’est sélectionné que parce qu’il est déjà produit, formaté à la mesure des exigences de l’industrie de la culture. « Les talents appartiennent à l’industrie bien avant qu’elle ne les présente : sinon, ils ne s’intègreraient pas si facilement. L’attitude du public qui favorise, en principe et en fait, le système de l’industrie culturelle, fait partie du système et n’est pas une excuse pour celui-ci » écrit Adorno (p.11)
Cela ne veut pas simplement dire que la complaisance du public est coupable. Le plus important est de voir ce qui ne se voit plus : le rôle de l’industrie culturelle « avant » que le consommateur n’ait quoi que ce soit à dire sur ce qu’il consomme. En cela Adorno met en évidence l’angle mort de notre consommation culturelle : ce qui nous fait consommateurs de divertissement nous influence en amont de la consommation elle-même. Du coup le consommateur et le « talent » à consommer ne sont jamais que les deux faces de la même médaille. L’industrie culturelle les produit tous les deux pour mieux les dissoudre et reprendre mécaniquement, encore et encore, le processus à zéro.

De l’autre Hannah Arendt : la crise de la culture est une mise en péril profonde de tout humanisme mais elle n’est pas récente. Contrairement à la culture de masse, elle n’est pas née au XXème siècle mais, bien avant, lorsque s’est amplifiée la mentalité de ceux qui n’accordent d’importance qu’à ce qu’ils jugent utile. Cela commence à la Cour de Versailles. Dépourvue de tout rôle politique, la noblesse n’y pratique plus qu’un jeu de distinction sociale fondé sur la culture. L’oeuvre d’art ne vaut plus que parce qu’elle permet de briller en société. Ce philistinisme, comme l’appelaient les étudiants allemands, va devenir la marque d’une bourgeoisie qui se défie des artistes mais achète leurs oeuvres, qui méprise tout ce qui n’a aucun intérêt pratique mais se gargarise de discours esthétiques s’ils permettent d’afficher une certaine distinction.

Les deux projets semblent donc bien différents. À Adorno l’analyse critique d’une industrie culturelle florissante ; à Arendt celle d’un processus historique qui exige une analyse fine du rapport à l’art depuis l’Antiquité. À Adorno l’analyse de la toute puissance de la technique ; à Arendt celle de la toute puissance de la mentalité bourgeoise. D’un côté le mauvais goût et l’absence totale de style, de l’autre le règne du snobisme méprisant.

Les points de comparaison sont néanmoins nombreux. En voici au moins trois.

La domination de la technique

« La rationalité technique est la rationalité de la domination même » dit Adorno. L’esprit du fabricateur est politiquement suspect explique Arendt. C’est dire que, lorsque l’intérêt pour les moyens prend l’ascendant sur toute pensée des fins, la machine à produire s’emballe sans personne pour l’arrêter. L’astuce, si l’on peut dire, est que la domination technique n’est pas nécessairement totalitaire. Ou plutôt, elle peut donner toutes les apparences de la démocratie. Aucun goût, aucune norme esthétique n’est nécessairement imposée. La propagande peut n’être qu’une innocente réclame pour un savon, un film ou un album de musique. Plus rien ne peut être subversif quand tout peut être intégré à la production culturelle industrielle ou, si l’on préfère, au divertissement.
À la mentalité «banausique» (du grec banausos qui désigne artistes et artisans) de ceux qui n’ont de préoccupations que strictement utilitaire a succédé la virtuosité du maître des effets spéciaux. Mais le résultat se réduit toujours à la même question : comment a-t-il fait ? Comment a-t-il réalisé cette sculpture ? Comment a-t-il réalisé cet effet en images de synthèse ?
Il y a quelques années l’artiste français Hervé di Rosa exposait à la Fiac des oeuvres qu’il avait fait fabriquer au Viet Nam selon les anciennes techniques de laque et d’incrustations sur bois. Les seuls commentaires que l’on pouvait entendre sur le stand étaient : «C’est très bien fait» ou «cela représente beaucoup de travail». Tout n’est plus affaire que de recette de cuisine. Tout ce qui est évalué, admiré, jugé comme expression d’un style n’est jamais qu’une modalité technique.

Le concept de style

Si la technique se tapit derrière le style qui se tapit derrière elle ?
Dans l’industrie culturelle, « le concept de style authentique apparaît comme un équivalent esthétique de la domination. » On peut encore le dire autrement : le style de l’industrie culturelle n’est rien d’autre qu’une pure négation de style. Dans le texte d’Adorno cela renvoie essentiellement à une forme extrême de domination sociale.
Le «non-style» de l’industrie culturelle n’est rien d’autre que le dévoilement d’un rapport de force : l’élite produit pour la masse. Mais cette élite finit tout de même par partager le goût pour une certaine consommation culturelle. Certes, elle semble encore savoir apprécier des oeuvres élitistes. Elle y voit même la preuve de sa domination, la marque de la supériorité de son goût, bref, la meilleure manière de se distinguer. Hannah Arendt dirait : elle est encore philistine. Mais en même temps, elle consomme aussi des blockbusters, des albums de musique, des jeux vidéos etc. On pourrait ainsi dire que la fin du style dans et par l’industrie culturelle complique la tâche de l’élite qui cherche à se démarquer. En produisant ce qu’elle consomme elle-même elle doit développer des trésors de subtilité, ou plutôt d’hypocrisie, pour continuer de s’affirmer socialement. Tout le monde ne regarde pas de la même manière le dernier film à la mode. Mais il n’y a plus là ni différence de style ni raffinement de goût. On pourrait pourtant le croire en supposant des nuances comparables à celles de la mode : les riches et les pauvres mettent des jeans mais les uns portent des H.Lang, les autres des jeans d’hypermarché. Le type de vêtement est le même mais la coupe, la qualité du tissu et la confection différent. En réalité ces nuances de style ne sont que le paravent d’une domination sociale pure et simple. Bourdieu mettait sur le même plan la stratégie de distinction du fan de Johnny et celle de l’amateur de Mozart. Aujourd’hui l’élite va écouter Johnny au Stade de France. Elle ne se distingue plus que par le prix du billet qu’elle a les moyens de payer et la domination sociale se lit dans la géographie du Stade. «Je suis la tribune où je me trouve». Adorno rejoint donc Arendt sur un point essentiel : le philistinisme atteint ses limites dans la culture de masse.
L’industrie de la culture est à la fois l’intensification d’un rapport de force social et l’atténuation de tout contraste entre les termes de ce rapport.

La référence à Kant pour penser une issue

Pour Adorno, dans l’industrie culturelle, « le schématisme kantien et le jeu de l’imagination sont remplacés par la planification du producteur de l’industrie culturelle. » L’imagination n’est plus stimulée par l’absence de tout concept de beau. Point de jeu des facultés quand l’essentiel est le divertissement. Au fond, le jeu à consommer exclut tout jeu des facultés.
On comprend aisément pourquoi :

– D’une part il ne faut pas ennuyer le consommateur. Le divertissement ne doit produire qu’une illusion de difficulté. Comme dans un jeu vidéo, je dois croire qu’il m’en a coûté de réussir, et même que j’ai un certain mérite à y être parvenu. Mais la difficulté est proportionnée, calibrée pour garantir la réussite du processus de consommation. Qu’il s’agisse de susciter en moi un pseudo-jugement esthétique ou une appréciation du caractère «ludique» de l’oeuvre, le «jeu» des facultés est toujours déjà réglé. En cela, le jeu vidéo est peut-être la métaphore de ce qui caractérise toute consommation de bien culturel : je peux avoir l’illusion d’une liberté d’exercice de mes facultés (de stratège, de pilote, de gestionnaire, de conquérant) alors que je n’ai rien fait d’autre que choisir parmi des options, emprunter un chemin déjà tracé comme si j’en étais le défricheur.


– D’autre part, il faut qu’il y ai style sans style, que le beau me soit donné de manière simple et reconnaissable. Bref il faut qu’il y ai un concept de ce qui n’en a pas. Il faut que le producteur sache ce qu’est le beau, ou plutôt en décide, pour le bien du public. Un beau défini comme si il y en avait un concept, voilà la négation du style.

La “planification du producteur” s’apparente chez nos deux auteurs à un vaste pillage. H. Arendt écrit ainsi que : « L’industrie de loisirs est confrontée à des appétits gargantuesques et, puisque la consommation fait disparaître ses marchandises, elle doit sans cesse fournir de nouveaux articles. Dans cette situation, ceux qui produisent pour les mass media pillent le domaine entier de la culture passée et présente, dans l’espoir de trouver un matériau approprié. Ce matériau, qui plus est, ne peut être présenté tel quel ; il faut le modifier pour qu’il devienne loisir, il faut le préparer pour qu’il soit facile à consommer ». (p.265) 
Cette préparation du consommable culturel se retrouve chez Adorno : « Les cinéastes considèrent avec méfiance tout scénario derrière lequel il n’existe pas un best-seller rassurant. C’est pourquoi il est toujours question d’idée, de nouveauté et de surprise, de quelque chose qui serait à la fois archiconnu tout en ayant jamais existé. Le rythme et la dynamique sont utilisés dans ce but. Rien ne doit rester inchangé, tout doit continuellement fonctionner, être en mouvement. Car seul le triomphe universel du rythme de la production et de la reproduction mécanique est la garantie que rien ne changera, qu’il ne sortira rien d’inadéquat. La moindre addition à l’inventaire culturel qui a fait ses preuves paraîtra trop hasardeuse.»


Ces deux passages ne prouvent pas simplement qu’Adorno et Arendt ont montré comment l’industrie de la culture génère un grand mix perpetuel. Ils pointent aussi une nuance. Pour Adorno, le rythme de la production et de la reproduction est sans fin. La veritable culture n’est plus qu’un matériau recyclé à l’infini. Au présent le mix, au passé la culture. Pour Arendt, la production industrielle du divertissement n’élimine pas toute possibilité de culture nouvelle. De sorte que c’est bien “la culture passée et présente” qui fait l’objet des appétits gargantuesques de l’industrie du loisir. Ce point est important car au delà du pessimisme d’Adorno il pointe une différence philosophique. Pour H. Arendt l’industrie du loisir ne détruit pas nécessairement toute possibilité de jugement réflechissant. Un authentique jeu des facultés reste possible à l’age de la culture de masse. Bref un humanisme est toujours possible et c’est dans la référence à Kant et à Cicéron que l’on peut encore le comprendre.

Dans La critique de jugement pourtant, Kant a insisté sur une autre façon de penser, selon laquelle être en accord avec soi-même serait insuffisant : il s’agit d’être capable de penser à la place de quelqu’un d’autre, et pour cette raison Kant l’appela une mentalité élargie.”4 Ce que Kant a découvert, c’est que le jugement de goût n’est soumis à aucun principe a priori, à aucune vérité indiscutable. Il relève d’un véritable exercice de liberté, de quelque chose qu’aucun producteur de bien culturel ne peut simuler, imposer ou suggérer. C’est une phrase de Cicéron qui, au bout du compte, s’avère décisive. Il écrit, dans les Tusculanes : “Je préfère au nom du ciel m’égarer avec Platon plutôt que voir juste avec ses adversaires.”

H. Arendt commente5: “Ce que dit Cicéron en fait, c’est que pour le véritable humaniste ni les vérités du scientifique, ni la vérité du philosophe, ni la beauté de l’artiste ne peuvent être absolues. L’humaniste, parce qu’il n’est pas un spécialiste, exerce une faculté de jugement et de goût qui est au delà de la contrainte que chaque spécialité fait peser sur nous. Cette humanitas romaine s’appliquait à des hommes qui étaient libres à tous points de vue, pour qui la question de la liberté — ne pas subir de contrainte — était la question décisive, même en philosophie, même en science, même en art.”

Cette question peut-elle rester décisive à l’ère de la consommation de masse ?

1Lars Rensmann & Samir Gandesha, Arendt and Adorno

Political and Philosophical Investigations, Stanford, Stanford University Press, 2012.

http://www.sup.org/book.cgi?id=17925

2T. Adorno La production industrielle des biens culturels in La dialectique de la Raison, Fragments philosophiques, trad. E. Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974. Réédité sous le titre Kulturindustrie, Editions Allia, 2012. (Nous donnons les pages dans cette dernière édition).

3H. Arendt La crise de la culture in La crise de la culture, trad. P. Lévy, Paris, Gallimard, 1972.

4H. Arendt, opus cité p. 281.

5Opus cité p. 287.