Entretien avec Henri Cueco

Juin 2001

Dominique Demartini : Je voudrais partir d’une phrase que vous avez écrite dans La petite peinture : « J’essaie de montrer un objet comme s’il existait dans la durée avec une lumière sans éclairage celle qui permet d’affirmer que j’ai là froid et chaud, que j’ai vu etc. »

Pouvez-vous expliquer la nature du lien qui unit la finalité de la création à la sensibilité telle que vous la vivez ?

Henri Cueco : L’expression « telle que vous la vivez » me semble importante. Tant qu’il s’agit d’une peinture qui s’appuie sur l’expérience du regard, qui n’est pas une pure fiction d’atelier mais qui se nourrit au contraire de ce qui est vu, il est normal qu’intervienne le vécu selon toutes ses dimensions, c’est-à-dire la présence du corps dans un espace.

Quant à La petite peinture, il n’est pas innocent que je me sois installé dans un lieu tout proche de ma maison, comme les chats qui m’accompagnaient : la tête à l’ombre, le corps au soleil. C’est-à-dire avec le souci d’un certain confort physique. J’insiste beaucoup dans ce petit livre sur le coussin…

D.D. : Oui mais pourquoi ?

H.C. : Parce qu’en peinture, la présence du corps en général est très importante. On peut même dire que le tableau est, entre autres choses, une métaphore du corps. Je me suis aperçu de cela avec mes élèves. Lorsque je leur proposais des analyses de ce que je pensais être pour eux une métaphore de leur propre corps, nous parvenions à découvrir des choses intimes qui pouvaient les mettre parfois mal à l’aise mais qui les concernaient toujours.

Je donne souvent une image caricaturale de ce rapport au corps : mon format de prédilection est le « 100 figure » qui fait 1,30 m de largeur et 1,62 de hauteur. J’ai mis 20 ans à me rendre compte que 1,62 m est ma taille exacte. Dans mon cas, la métaphore est donc, en plus, matérialisée. Je ne suis pas certain qu’il faille prendre tout cela au pied de la lettre mais il y a là quand même une coïncidence…

Pour ce qui concerne La petite peinture, on peut dire qu’elle a procédé en fait d’un retrait du corps. Elle correspond un peu à la relation qu’entretient l’homme qui écrit avec sa feuille de papier et son stylo. Il s’arrange pour concentrer ce qui l’occupe, pour faire passer en quelque sorte l’énergie corporelle dans ce petit instrument qui va écrire, qui va faire un graphe. On retrouve une telle réduction de l’espace dans La petite peinture. Le confort permet une forme d’oubli du corps ou plutôt, une sensation de bien être propice à une condensation de l’énergie investie dans le travail.

D.D. : S’agit-il juste d’un ensemble de conditions préalables ou cela intervient-il de façon importante dans le geste et dans la genèse de l’œuvre ?

H.C. : Cela intervient, mais de manière différente. Je ne serais pas étonné qu’en cherchant bien je retrouve des situations antérieures où, par exemple, l’inconfort a pu jouer un rôle.

Les premières peintures que j’ai faites dans la nature avaient donné lieu à une vraie exaltation. C’était des paysages de neige. J’étais tout jeune, j’avais très froid et c’était très important car j’avais le sentiment de vivre à l’unisson avec la nature. Je pense que cela rejoint l’idée de condensation et de fusion avec ce que l’on est en train de peindre.

D.D. : Vous dites que c’était une façon d’être à l’unisson de la nature et en même temps de se concentrer sur l’essentiel. On le comprend puisqu’il y a un rapport immédiat entre la sensation et « l’objet » du travail. Mais cela reste-t-il valable lorsque la création plastique ne se joue pas dans un rapport direct entre le contexte et le projet ?

H.C. : Il est clair que je suis sensible à l’environnement dans lequel je travaille. Mais je ne pense pas que l’on puisse en tirer une explication générale des rapports entre le contexte et le projet. Souvent, les plasticiens travaillent dans un certain inconfort. C’est sans doute parce qu’il faut établir quelque chose de l’ordre de la stimulation sensorielle. Il ne doit pas faire trop chaud. On doit être dans une situation qui engage à l’éveil plutôt qu’au bien-être. Bien sûr, l’atelier peut être un lieu de bien-être si cela favorise le travail. Mais ce n’est pas un endroit pour s’endormir après avoir lu un livre ou pour regarder la télé. C’est souvent un lieu d’inconfort, même si ce n’est pas nécessairement généralisable. L’obligation de résister à quelque chose est, avant tout, une manière de trouver une stimulation sensorielle.

D.D. : Vous dites un peu plus loin : « la peinture que l’on refuse est celle qui ne convient pas à son corps, à sa pensée, à ses habitudes, à son inconscient toujours scatologique derrière sa façade propre ou puritaine, derrière aussi son rapport gourmand à la fange… »

Quelle est la peinture « qui ne convient pas à son corps » ?

H.C. : En littérature, dans mes écrits, un de mes thèmes favoris est la scatologie. Je suis d’origine villageoise, d’une époque où le sanitaire était caricatural ou n’existait pas. Et c’était un sujet d’humour. Je me plais à affirmer que c’est le dernier refuge de la lutte des classes … (rires)

Pourtant dans la peinture, j’ai une certaine horreur de l’expressionnisme, qui pourrait s’apparenter à la scatologie. La manière de traiter par coulures et grands gestes des matières plus ou moins épaisses, plus ou moins denses, permet ce rapprochement.

D.D. : Et vous vous en défiez… ?

H.C. : Je m’en défie dans la peinture…

D.D. : Je ne parlais pas tellement de l’expressionnisme mais de la matière…

H.C. : J’ai une défiance évidente à l’égard de la matière. C’est un refus de voir la peinture devenir une objectivation de ma scatologie. En revanche, lorsqu’il s’agit des mots, de l’écriture, je peux y avoir recours et, au contraire, faire preuve d’une certaine complaisance… Je ne sais pas très bien à quoi tient cette différence. Ce n’est peut-être pas très important, mais j’ai tout à fait conscience de pouvoir écrire et aussi peindre parce qu’il ne s’agit pas des mêmes terrains. Je peux passer de l’un à l’autre… Cela me réussit assez bien… Au fond, j’ai probablement un tempérament hystérique qui se manifeste dans l’usage de la parole et dans l’abondance de matériaux. Il y a, d’un côté, la possibilité de sortir de soi et de dire facilement les choses dans l’écriture et, de l’autre, un refus de cette attitude dans la peinture…

D.D. : Vous dites, et c’est peut-être lié d’ailleurs, « Je n’arrive pas à trouver mon terrain plastique ». Comment faut-il le comprendre ?

H.C. : Je fais preuve d’une sorte de gourmandise par rapport à ce que je vais peindre, une espèce d’avidité… Je peux travailler beaucoup et être pris, au moment de commencer l’œuvre, d’une fascination véritable, d’une passion, mais j’ai l’impression d’avoir du mal à condenser tout cela dans un signe plastique fort, qui serait perpétuellement le mien.

D.D. : Il s’agirait, en caricaturant, d’une sorte de marque de fabrique…

H.C. : Oui, ce qu’on pourrait appeler le logotype de la plupart des peintres. Ce qui caractérise le peintre moderne c’est qu’il invente un logotype qui est son signe. Olivier Debré, par exemple, fait toujours la même toile, toute sa vie. Ses longues coulures peuvent représenter toutes les métaphores possibles. Il y a des variations mais il y a bien un logotype qui demeure…

D.D. : Pour quelle raison vous défiez-vous de cela ? S’agit-il d’un manque parce que vous ne parvenez pas à trouver votre logotype ou de quelque chose dont vous vous méfiez ?

H.C. : Je ne m’en défie pas. Je pense que chaque nouveau thème est porteur de son écriture… Peut-être y a-t-il dans ma peinture une quête impossible de l’identité. Je ne sais pas si c’est bien ou si c’est mal, c’est comme ça.

Est-ce bien de changer souvent de pratique dans la peinture ? Quand on écrit un livre et que l’on suit en continu les périodes de travail, on parvient à bien percevoir les articulations qui introduisent variations et évolutions. Mais, lorsqu’on rapproche un élément du début et un élément survenu 30 ans plus tard il peut y avoir un hiatus tout à fait étonnant. Cela peut être l’indice d’un problème identitaire et je crois que cela fait partie des difficultés qui m’amènent à travailler…

D.D. : Cela nous ramène au point dont nous parlions tout à l’heure : l’étincelle de départ, ce qui amène le premier geste…

H.C. : Il est difficile à trouver… Tout ce que je peux faire c’est relater les situations que j’ai connues. Au début des années 70 et des années 90, par exemple, j’ai peint beaucoup de chiens, en général des chiens de meute. J’aurais pu aller au plus simple : entendant des chiens aboyer dans ma campagne, il me suffisait d’aller voir le propriétaire de la meute pour faire des photos ou des croquis. Je ne l’ai pas fait. J’attendais qu’il y ait un élément de hasard, une rencontre. En général cela se produisait chez le médecin, le dentiste ou le vétérinaire parce qu’on y trouve des publicités. C’était un grand plaisir que d’attendre ces rencontres. Elles survenaient comme si la photo était un élément naturel, comme si je m’étais baladé et avais découvert une meute. Ensuite je faisais les dessins d’après ces photos. Ils avaient quelque chose de l’incision et de la rapidité du croquis. Autrement dit, je faisais des croquis d’après les photos alors que le croquis se justifie comme un trait rapide face à une nature changeante et remuante. J’ai donc beaucoup pratiqué le vol innocent qui consistait à arracher les pages des magazines, comme s’il fallait absolument les dérober pour pouvoir les emporter dans ma tanière. Je ne sais pas bien pourquoi, ou plutôt je n’ai pas très bien envie de savoir pourquoi. Peut-être qu’un jour je m’interrogerai là-dessus…

D.D. : Est-ce un cas particulier ?

H.C. : Non. Cela s’est produit assez fréquemment à l’époque où je travaillais d’après documents. C’était toujours un grand bonheur de rencontrer par hasard les documents… Et de les voler.

D.D. : Cela veut-il dire qu’il y a nécessité d’une certaine contingence au début du processus ?

H.C. : Je ne le dirais pas comme ça. Je pense qu’il peut y avoir le choc d’une rencontre dont on ne connaît pas l’origine.

D.D. : Il faut donc une inconnue, un x si l’on peut dire ?

H.C. : Je ne le dirais pas comme cela non plus. Prenons un exemple : vous pouvez insulter quelqu’un en trois mots. Il est possible qu’aucun d’entre eux n’est de prise sur lui et il aura simplement le sentiment qu’on l’agace. Mais vous pouvez aussi bien tomber juste. Vous pouvez trouver le mot qui fait mal. C’est donc qu’il y a une matrice à l’intérieur de soi qui rend réceptif à des rencontres. C’est, je crois, ce type de rencontre qui est déterminant dans le travail.

Une pomme de terre blessée, qui avait une sorte de balafre énorme, une grosse pomme de terre ayant la forme d’un sexe féminin m’a donné tout de suite envie de la peindre. Tout un cheminement s’est alors développé. J’ai travaillé pendant deux ans à faire des portraits de pommes de terre. Mais au départ il y avait la rencontre avec cette bête blessée.

D.D. : N’est-ce pas alors cette idée de matrice qui est importante ? Et faut-il considérer que l’on a des sortes de dispositions sensibles ?

H.C. : Certainement, mais c’est de l’ordre de l’inconscient, de quelque chose dont on n’a pas une connaissance claire et puis que l’on rencontre… Dès cet instant, on a envie de faire une image, d’en rendre compte. On a envie de se « confronter à »…

D.D. : Pouvez-vous me parler de la façon dont cela intervient lorsque, après la rencontre, vous êtes devant la toile ? En quoi ce que vous avez rencontré vous stimule et vous pousse à l’action ?

Ce que j’aimerais comprendre c’est comment fonctionne cette espèce de détermination du geste.

H.C. : Eh bien si l’on veut être sûr de rater une toile il suffit d’avoir une conscience très forte de ce que l’on va faire. Comme si, d’une certaine manière, la peinture était préfabriquée.

D.D. : Simplement en deux étapes : conception puis réalisation.

H.C. : Comme si l’on n’avait qu’à imiter ce que l’on a conçu. Je crois que cela ne fonctionne pas ainsi. Il faut au contraire qu’il y ait une insatisfaction permanente dans ce déclic de départ comme dans les étapes successives. Ce qui fait tout l’intérêt du recours au croquis, par exemple. Il vaut essentiellement par le fait qu’il permet d’utiliser quelque chose de non accompli. Le « non-accomplissement » va exiger une succession de travaux pour qu’ait lieu l’accomplissement.

Le bonheur c’est qu’on n’y arrive jamais et que, parfois, on est dévié du parcours. Ce fut exemplaire dans le cas des portraits de pommes de terre. En dépit de ce que j’ai expliqué sur la rencontre, j’ai d’abord cru avoir choisi un objet banal et non signifiant. Je ne me suis pas rendu compte qu’il s’agit au contraire d’un signe extrêmement fort en significations de tous ordres. Cela a produit un effet choc pour les gens. Je ne l’ai pas vu, je suis passé à côté. Je me suis présenté avec une série de 150 petits portraits de pommes de terre et le public était surpris… Je ne m’attendais pas du tout à cela. J’étais content parce que je m’étais trompé.

D.D. : Comment faut-il comprendre cette « erreur » ? Procède-t-elle de vous ou bien de quelque chose qu’il faudrait voir advenir et qui n’advient pas ?

H.C. : Plutôt de quelque chose qui n’advient pas. Quand il y a modèle, c’est-à-dire quand le travail est fait en tenant compte de ce que l’on voit et de ce que l’on vit, on ne parvient pas nécessairement à bien circonscrire les limites de son ambition. Trop de choses se présentent à la fois.

L’intérêt des petits portraits de pommes de terre résidait justement dans le fait que ce que je prenais en compte sur une peinture pouvait mener à l’échec dans l’autre. M’apercevant, par exemple, que j’ai produit une toile un peu XIXe je m’efforce de partir autrement sur la suivante. Je réalise que j’ai emprunté une voie fausse : cela ne marche pas, c’est plat, cela oublie le regard pour tomber dans des fictions modernistes que je connais comme productrices d’échecs. Pour réagir, je me replonge dans le siècle que je connais. Mais je réalise que je ne suis pas là pour faire une suite à Picasso et je dois trouver une autre voie… Je prends à dessein un exemple trop simple pour montrer comment les choses fonctionnent. On se lance dans une autre aventure puis on s’arrête parce qu’on est sur une voie d’échec. Mais, c’est parce que l’on s’arrête que le désir, en même temps, se reconstitue.

Dans l’écriture comme dans la peinture ce qui est important c’est à la fois le temps de travail et le temps de non-travail pendant lequel on continue en fait à travailler d’une autre manière. Si l’on va trop vite, si le temps durant lequel le désir se reconstitue n’a pas lieu, alors il n’est plus possible d’avancer.

Bien entendu, ce qui vaut pour moi ne vaut pas nécessairement pour chaque peintre…

Au départ, j’ai été très influencé par un peintre comme Rebeyrolle dont je trouvais les natures mortes admirables. J’ai aussi été très emballé par les premières reproductions que j’ai vu des peintres cubistes ou de Cézanne. Cela me donnait le sentiment qu’il y avait là un vécu que je pouvais accompagner et qui pouvait devenir ma propriété, qui pouvait devenir consubstantiel à ma personne. C’est quelque chose dont on n’a pas encore parlé : le rôle de la culture, c’est-à-dire des œuvres qui vous influencent au point de vous donner envie de peindre.

Il m’arrive souvent de dire d’une exposition : « c’est beau, mais cela ne me donne pas envie de peindre ». En revanche, il y avait à la Galerie Carré une grande toile de Télémaque qu’il appelle, je crois, La chauve-souris. Eh bien c’est une toile qui me trouble et me donne bien davantage envie de peindre que d’autres dont je peux, par ailleurs, apprécier la qualité. Cette toile-là, et c’est rare que cela se produise, a une vraie force de stimulation. De temps en temps on fait ce genre de rencontre. On se rend compte, sans pouvoir dire pourquoi, qu’un risque a été pris. Ici c’est peut-être avec l’espace ou avec la manière de traiter la toile dans son ensemble. Je la vois comme une espèce de masse noire forte, qui laisse une trace…

D.D. : À propos de la perception de la toile, je voudrais vous citer une phrase de Maine de Biran : « parmi toutes les qualités hétérogènes que nous percevons dans un objet il n’en est pas une qui ne puisse servir de signe à toutes celles qui concourent à former le même composé. »

Autrement dit, parmi la multiplicité des éléments sensibles perçus de l’objet il n’y en a aucun qui ne puisse servir de signal indicateur. Ce qui fait par exemple que le marin reconnaît un bateau en ne voyant qu’un point à l’horizon…

Je me demande s’il n’y a pas intervention de ce type de signe dans le travail de création. Ne peut-on considérer que chaque étape du processus, que chaque moment où la toile est en chantier, est en fait un moment où l’artiste saisit le signe qui indique ce qui va advenir ou ce qu’il faut qu’il fasse ensuite ? Un peu comme si vous étiez en train d’apercevoir un objet qui arrive, dont vous étes le seul à voir comment il arrive, dont vous percevez une partie qui vous permet de comprendre comment vous allez devoir bouger ou tirer l’objet pour qu’il devienne pleinement visible…

H.C. : Je suis très sensible à cette manière de voir. Mais il y a une limite sur laquelle il faudrait s’interroger : il y a toujours l’objet qui a servi d’exemple et qui est d’une présence très prégnante. Cela suppose que la peinture soit liée à l’aventure du regard et à l’analyse.

Si l’on s’intéresse à la lumière portée sur un objet (ce qu’ont fait les impressionnistes), c’est au détriment de la structure. La lumière conduit à penser que, la perception de l’objet se faisant sous son éclairage, il suffit de la capturer sur la toile pour y retrouver l’objet sans qu’il soit nécessaire de le structurer par en dessous.

Si, en revanche, on s’intéresse à la structure alors la lumière n’est plus indispensable pour signifier l’objet. C’est à la ligne de révéler les contours, même si, en fin de compte, elle n’existe pas sur l’objet. Par-delà les questions de lumière et de structure il y a toutes sortes de stimulations sur lesquelles le peintre peut s’appuyer pour rendre compte de l’objet : sa fonction par exemple, ou son existence au-delà de cette fonction, sa géométrie, sa place dans l’espace etc On pourrait en faire la somme ou, au contraire, en isoler une…

Je me demande si ce n’est pas ce qui est arrivé dans l’art moderne, si les artistes n’ont pas fait des découvertes parce que leur regard sur les objets se ramenait bien souvent à un seul des signaux donnés par l’objet.

Les fauves, par exemple, vont dans le midi, découvrent son soleil et en tirent toute une peinture sur la violence de la lumière et de la couleur. Ce faisant, ils autonomisent leur acte de peindre par rapport à leur regard. Il suffit d’aller dans le midi pour s’apercevoir que le soleil y écrase la couleur. Il ne l’exalte pas, il la grise… Ils ont donc extrait un des aspects de l’objet et ont extrapolé. Cela ne dure qu’un temps. Lorsqu’ils comprennent qu’ils ont quitté la tension du regard vers l’objet, ils entrent en crise et, eux aussi, s’arrêtent.

La peinture reprend alors une autre direction avec Braque qui se met à inventer le cubisme. On avait abandonné la structure, on peignait strictement avec des couleurs. On mettait simplement un rouge pour faire une maison ou un bleu pour faire la mer derrière et là, tout d’un coup, Braque restructurait les formes…

Au fond, cette phrase de Biran pourrait servir de définition à l’art moderne tel qu’il s’est constitué au début du XXe.

Regardez, par exemple, comment Kandinsky en est venu à l’abstraction. Il a peint une série de paysages dans lesquels on trouve les éléments qui vont être les composants de sa peinture abstraite. Autrement dit il a désarticulé les signes en les maintenant en tant que signes. Il n’a plus besoin d’utiliser une représentation de la nature alors même que tout les éléments picturaux fondamentaux en proviennent. Kandinsky disait lui-même qu’il n’était pas un peintre non-figuratif…

D.D. : Est-il possible que le signe ne soit pas aussi thématique que chez Kandinsky ? Peut-il davantage relever d’une atmosphère ou d’une ambiance que d’un thème ou d’un élément pictural au sens où l’entend Kandinsky ?

Je pose cette question en pensant à La petite peinture. Ce qui détermine le geste et la réussite de la tentative lorsque vous peignez un paysage n’est pas la reproduction ou la capture du thème « branche d’arbre » ou même de « cette branche d’arbre particulière ». Il y a aussi quelque chose qui irradie de la branche d’arbre. Peut-on dire de l’élément significatif qui fait avancer le travail qu’il est de l’ordre d’une atmosphère ou d’une ambiance ? J’allais dire d’un ton au sens musical du terme….

H.C. : C’est probable mais je ne vois pas comment on pourrait, sans risque, le décomposer pour soi. J’essayais simplement de comprendre comment cela s’est passé pour Kandinsky.

On s’aperçoit que la peinture abstraite s’est nourrie de quelque chose. À un moment donné, il y a eu rupture entre cette reconnaissance des éléments et la direction prise dans l’abstraction. Le cavalier de Kandinsky n’est plus qu’un petit signe qui s’est détaché de la représentation du cavalier. Tous les signes tirés de la nature se sont transformés et aboutissent à quelque chose de beaucoup plus pur, à la fois plus simple et plus complexe. La peinture moderne s’autonomise ainsi par rapport au sujet et donne lieu à une quête des rapports entre les éléments. Là où vous parlez d’ambiance, je parlerais de rapports entre les éléments. C’est cela qui produit une tonalité ou une ambiance. Tel arc sur la toile ne peut être trop sombre sans risquer d’être isolé par rapport au reste. Il ne peut pas non plus ne pas exister sans que la toile devienne molle ou faible etc. D’un seul coup, les problèmes qui se posent apparaissent strictement picturaux (sur le modèle d’un biotope, lieu d’échanges, vivant).

D.D. : En fait cela tient d’une recherche d’équilibre…

H.C. : Je ne suis pas certain qu’il s’agisse d’équilibre car la tension fait partie du problème. C’est une chose que je maîtrise mal mais il est probable que les gens qui acceptent de maintenir des tensions, c’est-à-dire de maintenir des formes de décalage, veulent laisser l’équation en l’état. J’ai plutôt tendance à vouloir résoudre les tensions. Il faut que je m’en méfie. 2+2 fait 4. Eh bien pas dans la peinture. Il faut, au fond, que 1+1 fasse 3. 1+1=2 est une équation morte. 1+1=3 est une équation ouverte.

D.D. : 1+1 tend vers deux mais ne l’atteint jamais vraiment.

H.C. : J’aime mieux 1+1=3. Le résultat est plus fort que l’addition des composants qui l’ont constitué. Je crois que c’est vers cela que l’abstraction a permis d’évoluer. Dans une certaine mesure, on a eu raison de refuser l’anecdote. Si la peinture en était resté à l’exploitation de signes qui permettaient de se reconnaître et de s’identifier à l’espace représenté, on serait demeuré dans une succession d’anecdotes.

Le signe est quelque chose de très difficile à définir. D’abord parce que ce n’est pas forcément ce qui permet de reconnaître un objet. C’est le résultat d’une transformation de l’objet. Cette transformation, c’est tout le travail plastique. On peut probablement définir le signe spécifique de chaque artiste. Ou alors il faut se demander s’il y a des signes de la modernité qui sont permanents. En tout cas, il y a des signes qui sont des invariants chez les artistes. C’est à partir de certains invariants que se condensent des signes. C’est une condensation d’impressions sur un objet qui permet non seulement de reconstituer l’objet mais de reconstituer une série d’émotions qui ont incité à se confronter à cet objet. J’appelle ça le « tu viens chéri ». C’est quelque chose qui arrête le regard parce qu’il y a là constitution d’un élément surprenant et déclencheur d’un désir lié à l’objet qui l’a provoqué. Cela rejoint, bien sûr, ce que nous disions de cette matrice d’une réception sensible des œuvres. Je pense encore à la toile de Télémaque intitulée La chauve-souris. Je suis à la fois perdu et fasciné par cette toile. Je l’aime beaucoup. Elle est surprenante, elle est difficile et, pour moi elle fait signe. Elle m’arrête. Je la remporte dans ma tête. Quand cela m’arrive cela me préoccupe longtemps. Si je la revoie, j’essaierai de comprendre ce qui s’est passé pour moi.

J’ai tendance à penser que le ratage est déterminant en peinture. Il survient lorsque l’équation n’est pas fermée, lorsque la crise en est à un moment de dénouement où elle ne se referme pas. Je pense que la toile d’Hervé Télémaque relève de ce type d’ouverture. Lui aussi a un tempérament classique. Sa peinture est une mise en ordre. Dans cette toile, il n’est pas parvenu à la mise en ordre, ou encore, il a accepté que la mise en ordre soit relancée par la violence. Il n’y a pas réduction par l’ordre et pourtant il ne renonce pas à son tempérament, à sa production de signes à lui. C’est fort.

D.D. : C’est d’autant plus important qu’il est extrêmement attaché à la production de compositions déséquilibrées. On pourrait pratiquement parler d’un logotype chez Télémaque.

Mais, est-ce aussi vrai lorsque l’aspect plastique de l’œuvre est plus homogène ?

Nous venons de prendre deux exemples dans lesquels le mot ou le concept « d’élément pictural » est assez facile à saisir. Quand on regarde certaines toiles de Kandinsky, quand on regarde certaines toiles d’Hervé Télémaque, on comprend qu’il y a des « éléments » dans les deux cas, même lorsqu’ils sont purement abstraits. Un triangle jaune est chez Kandinsky un élément pictural comme le début de commencement d’esquisse d’un cavalier. Chez Télémaque c’est la même chose, il y a des éléments qui sont des objets qu’on peut, assez facilement, identifier ou, au moins, circonscrire dans l’espace…

Mais lorsqu’on est face à une toile complètement différente dans son approche, le signe peut sembler dissout… C’est le cas de l’abstraction lyrique où les coulures rendent l’élément pictural plus insaisissable. C’est souvent aussi le cas de votre travail…

H.C. : C’est parce que le signe peut être la totalité de la toile. Je pense à certains tableaux abstraits qui se rapprochent du monochrome ou qui sont couverts par la répétition d’un signe, comme chez Hantaï. Il y a chez lui constitution d’un signe fort par la globalisation de petits signes répétés.

Mais le problème n’est pas vraiment là. S’il y a absence de signe, il n’y a pas acte pictural. Dans mes petites toiles, le signe est produit par la permanence de l’inachèvement. C’est une toile qui est sans arrêt comme un visage blessé. Il y a toujours une trace qui est une insuffisance, un refus de remplir la toile, d’aller jusqu’au bout de ce qui est mis en train. Cela engage donc, d’une certaine façon, une dynamique du regard par rapport à cet inachèvement, une insatisfaction. Cela engage le désir sans le satisfaire, ce qui est, à mon avis, une des constantes de l’art moderne.

Au XIXe, on savait que l’on pouvait achever une œuvre mise en chantier, on le savait parce qu’on avait des canons précis. Et cela procurait des satisfactions à celui qui l’avait réalisée comme à celui qui avait la culture pour le voir. En revanche, dans l’art contemporain, on engage le désir mais on ne le comble pas. C’est l’attitude du regardeur par rapport à l’œuvre qui va permettre un cheminement par lequel il l’emporte dans sa tête et s’en trouve transformé.

Reste que, dans mon cas, cet engagement du désir est provoqué par une allusion à la peinture traditionnelle. Il y a toujours un petit élément qui relève du plaisir d’avoir trouvé juste, et d’une manière raffinée, ce qu’on pourrait appeler un clin d’œil. C’est-à-dire une émotion passagère qui échappe à la simple vue et que l’on propose pourtant. Mais cela ne se manifeste pas par une grande transformation de ce qui est regardé.

C’est que l’on arrive à un moment de l’histoire de la peinture où toutes les transformations, à l’infini, inépuisablement, sont produites. Chaque fois qu’on m’en montre une, je sais à quoi elle se rattache. Je connais tous les pièges de ces transpositions. Je les voyais réapparaître chez les élèves des Beaux-Arts. Ces transformations tuent la quête d’une émotion plus rare, plus difficile à trouver.

Mon aventure consiste peut-être à me confronter à la banalité en prenant le risque d’y tomber. Mais je ne peux savoir quel type de désir cela engage et quel type de transformation cela produit. Je ne peux pas le mesurer car l’œuvre est autonome. On pourrait dire que c’est presque la lacune qui signe l’autonomie de l’art. Si l’on refermait complètement la toile, on risquerait de refermer l’équation même de la peinture et de retrouver les formulations du XIXe. La lacune est très importante et conforte ma théorie du ratage.

D.D. : Peut-on aller jusqu’à dire que la lacune confère une « vie » autonome à la toile ?

H.C. : Probablement. D’abord parce que la lacune est la possibilité d’un devenir. C’est quelque chose qui existe autant qu’un plein. Nous sommes pleins de lacunes, mais la principale est la partie blanche de la toile que nous sommes, c’est-à-dire notre devenir. Donc, être vivant c’est avoir de la page blanche. Et, pour une peinture, être vivante c’est probablement créer la force de la lacune, l’habiter, faire en sorte qu’elle soit vivante. Parce qu’elle ouvre toutes sortes de possibles. Si on la ferme, encore une fois, c’est qu’on a la solution.

D.D. : Si je vous suis bien, le signe est ce qui permet de comprendre la continuité du processus, même lorsqu’il n’est pas thématique, même lorsqu’il s’agit d’un vide comme chez Cézanne.

Pour reprendre mon exemple de bateau : le peintre est dans la position du marin qui ne voyant qu’un point à l’horizon perçoit déjà le bateau. Devant les trois touches de peinture sur la toile, j’imagine que tout autre personne que Cézanne ne pourrait voir, non pas ce que va être exactement la toile, mais le geste à venir qu’elle suscite…

Votre expérience du travail est-elle bien celle d’une traque d’un point à l’horizon ?

H.C. : Je ne le traduirais pas en ces termes. J’éprouve un malaise lorsque le travail ne va pas. Je suis mal dans ma peau, dans mon corps. Je n’ai pas réussi. Il y a un autre indice qui ne trompe guère, c’est lorsque je suis obligé de fermer un œil pour regarder mon travail. Cela signifie que je n’arrive pas à me reconnaître dans ce que j’ai fait. Et, souvent c’est parce qu’il y a des choses que je n’ai pas su refuser. Ce que l’on trouve, ce que l’on fait, procède beaucoup d’un refus. Et puis il y a un moment où l’on peut s’identifier à ce que l’on a fait. On ne sait pas bien pourquoi non plus. L’achèvement n’a d’autre sens que celui là.

D.D. : Je vous disais que le signe permet de comprendre comment il y a en fait quelque chose qui tire l’artiste, même s’il s’agit simplement d’un souci. Il y a un second point qui m’intéresse c’est l’articulation entre la vue, le « voir » et le « toucher » dans la création…

On a souvent tendance à ramener la peinture à une histoire de vue. Comme si, au fond, la dimension tactile était épuisée dans l’acquisition de la technique. Au fond, une fois que l’artiste est capable d’être virtuose on a le sentiment que la question du « faire » est réglée. Ensuite il ne s’agit plus que de « voir ». Et à partir de là on ne pense plus qu’en termes d’équilibre, de déséquilibre, de composition etc. Est-ce si vrai que cela ?

H.C. : C’est vrai pour C. Monet puisqu’on disait de lui « c’est un œil mais quel œil ! » Il avait une théorie, il avait un concept sur la lumière, la décomposition de la lumière. Le reste était essentiellement de l’ordre de la justesse…

D.D. : Mais, si la peinture est articulée autour d’éléments picturaux positifs (et non par le vide) l’artiste semble n’avoir qu’à les disposer. C’est pour cela que je vous interroge sur le « voir » et le « toucher » : est-il si évident que l’acquisition de la technique ne laisse plus à l’artiste, au bout du compte, qu’à se préoccuper de la vue ?

H.C. : Je ne suis pas un disciple de la technique. Je n’y crois pas énormément. J’ai tendance à y croire pour moi, négativement. J’ai passé toute ma vie à renoncer aux acquis techniques de mon enfance. J’y crois par le renoncement. Est-ce important de les acquérir pour y renoncer ? On aurait tendance à le penser, par exemple, pour le langage. Peut-être est-ce parce qu’on connaît bien le langage, qu’on le maîtrise bien, que l’on peut mener des recherches formelles qui vont conduire à se passer de certains aspects de ce langage. Pour ce qui est du rapport de la vue au toucher, peut-on dire qu’il y a un toucher dans la peinture ?

D.D. : C’est ma question. Dans la mesure où l’on parlait de la manière dont le peintre se sent physiquement, il me semble que le rapport à la matière est important. L’artiste fait face à une résistance qui se cristallise au moins en partie dans ce à quoi il fait face par les gestes de ses mains…

H.C. : La matière est un des composants de la peinture. Mais j’ai tendance à refuser le « matiérisme ». Je le supporte mal. Peut-être parce qu’il renvoie d’une manière trop évidente à tout ce qu’on a dit sur la scatologie…

Quant aux gestes eux-mêmes, je dirais que ma touche est plutôt caressante. Je sais être violent en écriture, rarement en peinture. Mais il faut comprendre que chaque peintre œuvre selon ce qui lui correspond. On choisit ses techniques par sympathie et conscience de leurs limites. On a besoin d’un vecteur qui ne se livre pas facilement. L’acrylique par exemple est très difficile à maîtriser parce que la toile (valeurs et couleurs) se transforme en séchant. Les dégradés prennent un aspect « limaceux » et il faut se battre pour en venir à bout.

D.D. : Cela nous conduit à la question du temps…

H.C. : Pendant lequel on ne travaille pas ?

D.D. : Non pendant lequel vous travaillez à une œuvre. Nous devrons parler ensuite du passage d’une toile à l’autre, mais j’aimerais d’abord savoir comment la toile vient au jour.

Peut-on dire que tout se passe comme si, avant même d’être achevée, la toile vous guidait ? On a l’impression qu’il y a une sorte d’effet a posteriori alors même que l’œuvre n’est pas encore terminée…

H.C. : J’ai beaucoup écrit là-dessus… C’est caractéristique des portraits de pommes de terre. Il y a un effet de renversement : c’est la pomme de terre qui peint…

D.D. : Alors qu’elle n’est pas encore finie…

H.C. : Oui… L’achèvement est un problème très difficile. À une époque, j’ai écrit sur le sujet. Il y a toujours dans ma façon de travailler une manière de mettre la toile en déséquilibre. C’est comme cela qu’on travaille : on met la toile en déséquilibre. On fait, à chaque instant, un geste qui la fait dérailler. Et, tout de suite, on instille l’élément contraire. C’est un peu comme un jeu d’échec où travaillent des énergies dépendantes les unes des autres. Avancer un pion détermine le mouvement de l’autre. La peinture est, sans arrêt, un jeu de cet ordre. Elle pousse à avoir conscience de manière permanente, et j’en ai fait l’expérience, du fait que la peinture est toujours non finie et néanmoins achevée. On a répondu à un élément de déséquilibre que l’on a comblé. La toile retrouve donc son équilibre. Quand on finit à cinq heure de l’après-midi une séance entamée à une heure, on peut dire qu’au cours de cette durée la toile a été vingt fois ou cinquante fois achevée.

À chaque instant la toile atteint une forme d’achèvement, produit une sorte de satisfaction. La toile est finie et non achevée. Je ne sais comment le dire…

D.D. : Elle atteint un point qui lui est indépassable.

H.C. : On pourrait dire qu’à chaque seconde elle atteint un point d’équilibre instable. Après tout rien n’empêche de prendre une toile très blanche, de mettre quelques signes dessus puis de considérer que le blanc de la toile, la matière, le châssis font partie de l’œuvre et que les signes peints sont suffisamment satisfaisants et forts pour en animer la surface. En travaillant ainsi, l’achèvement reste possible en permanence. En tout cas, il est virtuellement possible. Si on poursuit c’est parce qu’on re-déclenche un déséquilibre par-dessus ou parce qu’il y a une forme de crise qui se produit. La toile est « mise en crise ». C’est quelque chose de fréquent. C’est même presque toujours le cas… Cette crise doit être résolue. Il faut donc trouver une voie de sortie et, parfois, tout refaire. Dans certains cas, on doit reformuler l’équation de départ.

À l’époque où je peignais des grilles derrière lesquelles se trouvaient des chiens, j’avais décidé de faire une expérience. Je partais d’un quadrillage géométrique qui me servait de tracé régulateur pour dessiner un mur de briques. Mur qui présentait des trous à travers lesquels le regardeur du tableau, le peintre donc, voyait les chiens. Je dessinais donc les chiens en totalité et ils étaient ensuite recouverts par la peinture du mur. C’était un procédé intéressant parce qu’il y avait, à certains moments, un croisement entre ce dessin rigide et géométrique et celui des chiens. Il y avait donc, sur la toile, deux éléments travaillant ensemble. À mesure que j’avançais, je me rendais compte que ce croisement était tout le temps satisfaisant. Cet enchevêtrement que je maîtrisais entre la grille géométrique, le dessin, la peinture qui apparaissait et effaçait le dessin par endroits, qui obligeait donc sans arrêt à reprendre, pouvait être poursuivi indéfiniment. J’ai donc pris une décision : lorsque les transporteurs qui viendraient chercher les toiles sonneraient à la porte (elles étaient destinées à une exposition à la Maison de la Culture de Bourges) je poserais le pinceau et il y aurait deux toiles achevées. Je les ai toujours gardées telles quelles.

D.D. : Si j’ai bien compris cela veut dire qu’il n’y a, a priori, aucune raison définitive d’arrêter le processus.

H.C. : Il peut y avoir des raisons de le prolonger, mais aucune détermination objective n’oblige le peintre d’aujourd’hui à lever le pinceau… On peut le dire autrement : il n’y a pas de référent extérieur. Au XIXe siècle on savait ce qu’était une toile achevée, une toile « bien peinte ». On le savait parce qu’on l’apprenait à l’école… Aujourd’hui le peintre se donne sa propre règle. C’est lui qui décide.

D.D. : Mais justement : y a-t-il vraiment règle ? Y a-t-il un point d’achèvement qui dépend, peut-être, de chaque peintre ou de chaque œuvre, ou bien n’y a-t-il aucune règle du tout ?

Et dans ce cas, de quoi procède l’achèvement ?

H.C. : Dans le cas que nous envisagions tout à l’heure il y a une règle. Les éléments que je mettais sur ma toile étaient très maîtrisés, se répondaient entre eux et j’avais tout à fait conscience des points de rupture et des points d’équilibre que je pouvais produire. Il y a donc sans arrêt une règle.

Sur d’autres toiles, cependant, les choses ont pu se dérouler autrement parce que je n’ai pas utilisé le même processus. En peinture, c’est un amusement que de déterminer sa propre règle et de lui être plus ou moins fidèle. Il y a un moment où l’on s’aperçoit que l’idée de départ a fui vers autre chose.

D.D. : A chaque fois qu’un point d’équilibre est atteint, où vous pourriez donc vous arrêter, vous vous trouviez en droit de reproduire un déséquilibre…

H.C. : Bien sûr. C’est comme cela que je travaille. Alors, pourquoi reproduit-on un déséquilibre ? Dans le cas qui nous préoccupe c’est parce que cela m’obligeait à poser le problème en termes de dessin et de peinture. Le dessin est une trace, la peinture fait disparaître la trace et introduit une situation plus complexe. On peut donc avoir en même temps envie de cette complexité et envie de la dissoudre. C’est une manière d’engager le désir, de continuer l’aventure et de prendre des risques de crise et d’échec…

D.D. : À propos d’échec, est-il possible de s’engager dans une impasse, de travailler à une toile à la fois complètement inachevable et insatisfaisante ?

H.C. : Oui, en général on garde ces toiles-là. On les garde parce qu’elles peuvent nous aider à comprendre pourquoi on s’est planté. On peut en avoir trop fait et être passé de l’autre côté du cheval parce qu’on a pris trop d’élan. C’est une expression que j’ai entendue chez les peintres… Pour les peintres réalistes, par exemple, le piège est en permanence de tomber dans le trompe-l’œil, d’imiter la nature dans ce qu’elle a d’apparent, de se perdre dans le relief en recherchant la petite touche de lumière sur la goutte d’eau. Ça c’est insupportable. Quand le trompe-l’œil apparaît, je sais que je me suis égaré dans le « trompe l’âme ». Alors je peux revenir en arrière. Parfois je re-détruit les éléments de ma toile, je réouvre la toile. Je pense à mes toiles de meute : au bout d’un moment on sent la possibilité de boucler la toile et d’avoir une meute somptueuse mais, au fond, pas plus intéressante que la photo qui a servi de modèle. En revanche, revenir en arrière, c’est-à-dire jusqu’au dessin initial, est un grand plaisir parce que cela fait redémarrer la toile. Cela oblige à tout reconsidérer… On fait un pas en arrière et parfois on laisse ainsi le résultat obtenu.

D.D. : Cela fait un peu penser au problème qui se pose en musique, en jazz surtout : il faut qu’il y ait une certaine dissonance. Un accord trop carré trop consonant est moins satisfaisant que celui qui va suggérer un certain déséquilibre, un certain agacement…

H.C. : Oui, je pense d’ailleurs que toutes les peintures intéressantes restent un peu en déséquilibre. Au fond, une toile finie est une toile qui n’est pas tout à fait finie. C’est une toile dans laquelle on n’a pas refermé l’équation dont je parlais tout à l’heure. On met un rouge en haut dans le coin gauche et cela transforme tout ce qui se passe et qui est déjà sur la toile. Il faut donc essayer de comprendre pourquoi ça la transforme. Faut-il équilibrer ou faut-il accepter une forme de déséquilibre ? La toile achevée n’est pas celle dont l’équation est fermée mais, au contraire, celle où elle reste suffisamment ouverte pour que le public entre par l’ouverture… L’ouverture c’est la place du public…

D.D. : Peut-on dire qu’au bout du compte, vous laissez une part de travail au public ?

H.C. : J’aime beaucoup cette idée. Je l’assume. Je pense que si le public n’a pas sa part, si l’artiste jouit essentiellement à son propre compte, l’art rejoint assez vite la masturbation… Or l’érotisme est la prise en compte de la jouissance de l’autre.

D.D. : Vous parlez de jouissance mais ne demandez-vous pas aussi au public un certain effort ?

Il va bien falloir que le public soit dérangé… Une toile qui ne dérange pas n’avance pas à grand-chose. J’en reviens à ce que vous disiez tout à l’heure sur la chauve-souris de Télémaque : vous avez bien parlé de décalage, de déséquilibre. C’est un peu comme s’il fallait qu’elle produise un certain malaise…

H.C. : Je parlerais plutôt d’énergies en cours… Comment dire ? Il ne faut pas que la toile soit comme une pile morte…

D.D. : Dans le livre sur la petite peinture, vous parlez d’  « irradiation ». S’agit-il de cela ?

H.C. : Il doit se produire une situation qui ne soit pas la fermeture de l’équation posée. Une toile refermée a peut-être concerné le peintre à un moment donné, mais elle empêche l’autre d’en profiter. On le voit très bien en comparant Renoir, Cézanne et Matisse. Renoir est un jouisseur, un sensuel. Il a une tendance certaine à jouir à son compte. Il referme sa toile. C’est un bon réalisateur. Pas toujours, mais en général il referme la toile. Il a joui à son compte.

Cézanne, lui, n’est pas un bon réalisateur. Il est sans arrêt en train de déséquilibrer son propos, de le rééquilibrer, de le déséquilibrer à nouveau. Il ne s’en sort pas parce que son équation est complexe. C’est pourquoi il y a quelque chose de dramatique dans sa peinture, des tensions qui ne peuvent se résorber et ne se résument pas à une simple jouissance… Sa peinture est, d’une certaine manière, toujours « ratée ». Il est toujours mécontent. Mais comment expliquer la postérité de Cézanne ? Cézanne a donné envie de peindre à quantité de gens… Cet inachèvement, cette incapacité à résoudre l’équation est incroyablement stimulante. Si j’écrivais sur la peinture de Cézanne, je ferais une théorie du ratage… Il y a quelque chose de « raté » et c’est peut-être en cela que réside la raison de sa postérité.

Autre exemple : Matisse. C’est un grand dessinateur. À un moment donné de sa vie, il remplit les zones dessinées de couleurs qui coïncident avec elles. Puis il se rend compte que la coloration se trouve prisonnière du dessin. Alors il invente une faute de dessin : il se met à « mal dessiner » et, à ce moment, la couleur devient le moyen de rattraper ces « fautes de dessin ». Il s’établit donc un rapport entre le « mal dessiné » et la couleur décalée. L’un va jouer avec l’autre et continuer à produire inlassablement une énergie.

D.D. : Cela me fait penser à la comparaison que fait Télémaque entre Bazaine et Tal Coat. Pour lui, Bazaine est quelqu’un qui, toute sa vie, a suivi une ligne assez droite, qui n’a jamais rencontré de véritable problème d’achèvement mais qui aboutit à une réussite finalement moins intéressante que l’échec d’un Tal Coat qui n’en finit pas de plonger dans la matière…

Télémaque me disait : l’échec de Tal Coat est beaucoup plus intéressant et stimulant que la réussite de Bazaine…

H.C. : Je le pense, oui. Toute la génération de Bazaine s’est un peu perdue parce qu’elle n’a pas vécu l’expérience abstraite comme dramatisée.

Lorsque Kandinsky a commencé, avec d’autres, à faire de la peinture abstraite, ce qu’il ne mettait pas dans la peinture (la représentation) l’amenait à inventer des forces extraordinaires pour compenser.

D’une manière générale, en peinture, lorsque l’on prive quelqu’un de l’usage de ses codes habituels, il faut parvenir à compenser. Si la compensation n’est pas là, la peinture ennuie et agace. Elle n’intéresse pas. L’échec de Tal Coat tient au fait qu’il gêne et n’arrive pas tout à fait à compenser. Mais il y a là une prise de risque que les peintres sentent bien.

D.D. : Si je parle de Bazaine c’est parce qu’il a écrit un texte (l’exercice de la peinture) dans lequel il montre très bien, qu’à ses yeux, le processus est assez linéaire. Il affirme que le seul acte vraiment libre du peintre face à sa toile est la première touche mais, qu’ensuite, une réaction en chaîne se produit qui va déterminer chaque touche jusqu’à ce qu’il arrive à un point d’achèvement qui, apparemment, se voit.

H.C. : Oui.

D.D. : On est loin des tensions, des risques, de toutes les dissonances dont il est question chez d’autres, chez vous en particulier.

H.C. : Bien sûr.

D.D. : Bazaine, un peu comme Debré, a répété et répété encore, même s’il joue sans cesse des variations sur le thème principal. L’un et l’autre donnent l’impression d’être sur des rails. En quoi vous sentez-vous différent ?

H.C. : En réalité, je ne cesse de me mettre sur des rails et d’en sortir. Mon problème serait les aiguillages.

D.D. : Mais se mettre sur des rails revient à en rejeter d’autres consciemment… Comment finissez-vous alors par basculer des uns aux autres ?

Si le jeu des équilibres et des déséquilibres atteint un certain degré d’achèvement, quand bien même entre guillemets ce serait un « inachèvement », vous finissez bien, à un moment donné, par atteindre un point de rupture, comme s’il fallait changer de rail. C’est le moment où vous décidez de ne plus faire de portrait de pommes de terre, où vous arrêtez de peindre des chiens apparaissant dans une trouée etc.

H.C. : En fait les périodes de travail se chevauchent un peu. J’ai tellement peur lorsque je sens qu’un thème va s’achever que, par exemple, je ne vais plus avoir envie de peindre les pommes de terre… Que va-t-il m’arriver si je n’ai plus envie de peindre ? Ce qui m’aide à vivre et me passionne va se tarir. Il faut alors qu’apparaisse quelque chose. En général j’engage alors une autre expérience pour ne pas me trouver dans cet état de vide.

D.D. : Consciemment, il n’y a donc pas de fil directeur d’un travail à l’autre…

H.C. : C’est même l’inverse puisque je fais en sorte que le fil ne se brise pas. Je cherche à maintenir le fil et, quelques fois, un élément de rupture survient. Je saute sur un autre fil si l’on peut dire… En tout cas, souvent cela se chevauche un peu. Je n’ai donc pas alors le sentiment de la rupture, je ne la vois pas venir en tout cas.

Mais depuis plusieurs années cela ne se passe pas exactement de la même manière. Cela va jusqu’au tarissement. Puis il y a un moment de difficulté, de trois ou quatre mois quelques fois, avant que ne se réarme l’envie de faire autre chose… C’est peut-être plus intéressant…

Par exemple, avant de commencer à faire mes petits paysages je n’avais pas la moindre idée de ce que j’allais faire. J’étais un peu dans le désarroi. Je n’avais pas de projet. C’était un début de vacance. J’ai l’habitude de penser que mes vacances à la campagne, que le contact avec la nature, vont rétablir quelque chose dans l’ordre de la sensorialité. Je me suis mis à faire un petit paysage en pensant qu’il n’y aurait pas de résultat. Et puis, la difficulté et l’émotion que j’y trouvais, le décalage, l’échec, m’ont beaucoup excité. Je me suis dit : voyons si je suis capable de faire ça. C’était vraiment une crise forte et générale. Il a fallu plusieurs toiles pour arriver à un résultat, pour pouvoir se dire « il s’est passé là de petits évènements que je commence à comprendre ».

S’est alors mis en place un travail, une série dans laquelle il y avait une jubilation parce qu’il arrive un moment où l’on maîtrise son système. Mais c’est précisément à ce point que le déclin s’amorce. Le danger apparaît au moment même de l’épanouissement.

On peut l’analyser de façons diverses. Y a-t-il danger parce qu’il y a épanouissement, parce que l’on a du mal à accepter la jouissance ? Y a-t-il danger parce que le confort du savoir-faire produit des mécanismes de l’ordre de la répétition, de l’habitude qui ramènent l’art à l’artisanat ? Il est clair, en tout cas, qu’on passe d’une pratique artistique où il y a débat, lutte etc. à une pratique où il y a répétition de signes et de procédures peu dramatisées.

D.D. : Vous dites qu’il y a deux explications possibles mais c’est bien la seconde qui semble rendre compte de l’épuisement d’une phase de travail. Comment évite-t-on le risque de l’artisanat ? S’agit-il d’une prise de conscience ou bien chaque période s’étiole et s’essouffle d’elle-même ?

H.C. : Lorsque la routine s’installe, la capacité à réussir génère de l’ennui. On ne s’ennuie pas tant qu’il y a des états de mise en crise, des difficultés et des bagarres avec soi-même. En revanche, dès que les choses vont mieux, on commence à retomber dans des travers techniques qui nous rapprochent de l’artisanat. Comme je l’ai dit tout à l’heure, c’est la virtuosité qui a toujours été un piège pour moi. Je cherche alors, sans le vouloir, à utiliser certains effets connus dans l’histoire de la peinture. La virtuosité est une manière de cacher des émotions. Un peu comme être brillant en société peut être une façon de ne pas se dévoiler.

Ce que je constate, en tout cas, c’est qu’un système de création qui produit une satisfaction trop linéaire me contraint, tôt ou tard, à trouver une stratégie pour relancer le désir de peindre. Il me faut trouver alors un projet qui relève de mises en danger. Il me faut renoncer à ce que je sais faire et que l’on attend de moi pour me risquer dans des œuvres dont je ne sais par avance si je suis capable de les réaliser.

C’est comme ça que j’arrête maintenant de peindre les petits paysages. J’y trouve un certain confort mais, en même temps, un certain ennui. J’ai fait de très jolies petites toiles. Et je les ai faites parfois avec difficulté. Lorsque je parle de « très jolies petites toiles », je formule déjà leur limite.

D.D. : On peut donc dire que la période actuelle est celle du passage des « rails » de la petite peinture à d’autres…

H.C. : Oui, actuellement c’est vraiment de cela qu’il s’agit. J’ai ma stratégie. J’allais dire que je suis un peu habitué à ma bêtise…

Cela m’arrive souvent pendant l’hiver. Si j’ai un travail en cours, je peux très bien ne pas m’apercevoir que l’été est fini et que l’hiver arrive. Mais il y a souvent une période d’affaiblissement vers les mois de septembre et octobre. Je sais alors qu’il va y avoir hibernation. En fait, j’installe cette hibernation par des travaux qui sont, en général, des dessins ou des croquis et aussi, depuis quelque temps, un rapprochement textes-images.

Actuellement, je suis intéressé par le thème de l’autoportrait que je ne sais ni vraiment analyser ni maîtriser : c’est l’autoportrait. Je ne m’en sors pas. Pour la seconde fois depuis les paysages de La petite peinture, l’utilisation de l’écriture pour critiquer au plus prêt le travail en train de se faire semble permettre d’avancer. Pourquoi cela ne marche-t-il pas ?

D.D. : Ce qui est étonnant c’est que le passage de la petite peinture à l’autoportrait est, extérieurement, un changement complet de domaine alors qu’il y a pourtant un point commun dans l’approche : le rôle du texte. Le livre sur la petite peinture était déjà un entrecroisement du texte et du dessin.

H.C. : Oui, c’est parce que j’y ai trouvé beaucoup de satisfaction. Je l’essaie donc d’une manière plus forte. La limite que cela semble établir est que ce qui fonctionne bien comme journal dans un cahier d’écolier ne fonctionnera peut-être plus quand je voudrai le sortir de ce cadre. Et si cela fonctionne bien ainsi cela risque de ne plus avoir besoin de moi. Si je réussis bien mon cahier, je n’aurai pas de raison de chercher à réussir autre chose.

D.D. : J’en reviens à ce que vous dites de l’autoportrait. Si vous cherchez à entrecroiser le texte et l’autoportrait vous allez considérablement vous écarter de ce qui se jouait dans la petite peinture. Le rapprochement entre le texte et la petite peinture s’appuyait sur le fait qu’on trouvait ensemble le texte qui reconduit le lecteur à vous et à votre attitude dans l’acte de peinture et les œuvres qui, même si elles procèdent de votre approche singulière d’un certain instant et d’un certain rythme, sont des ouvertures sur l’extérieur. Si vous articulez le texte et l’autoportrait vous opérez un double retour sur vous…

H.C. : Oui. C’est peut-être pour ça que cela ne marche pas. Mais en même temps ce genre de croisement m’est indispensable actuellement…

D.D. : Plastiquement, si cela marchait, ce serait en décalage complet avec le journal ou le cahier d’écolier habituel. L’intérêt du cahier d’écolier ou du journal c’est qu’il est matériellement temporel. La succession de pages imprime un rythme matériellement porté par l’objet. Qu’un rythme permette de juxtaposer différents moments, différentes atmosphères ou différents lieux cela se conçoit. Mais lorsqu’il s’agit de rythmer différentes facettes du même visage, il y a rupture avec l’écoulement habituel du journal…

H.C. : C’est vrai, mais les pages écrites au jour le jour suffisent à donner un rythme au journal. On précise la date, puis on écrit. Une série de dessins fussent des autoportraits, a sa propre logique temporelle. D’autre part, en faisant cinq dessins dans la même journée, on prend des pages d’avance. Il y a donc des moments où le dessin progresse et où le texte régresse. Il y a deux temporalités qui sont mêlées dans le cahier. Et il n’y a aucun inconvénient à laisser des blancs si l’on ne veut pas que cela constitue un bloc… Dessin et texte ne s’illustrent pas l’un l’autre.

Le problème qui me préoccupe davantage est la différence qui existe entre les manières de me comporter en peinture et en littérature. Mais est-ce bien le problème ? Dans la peinture, comme je l’ai déjà dit ou suggéré, j’ai une tendance à avoir un tempérament classique de remise en ordre et de maîtrise des éléments. Il faut que je « tienne » mon projet, y compris dans ses moments de crise et, s’il y a des incidents de parcours, c’est comme si je m’étais égaré sur de petites routes et qu’il me fallait retrouver mon chemin. Cela ne passe pas par la parole bien qu’il y ait une vraie quête de lucidité. Comme s’il y avait une idée assez claire de ce que l’on aime et de ce que l’on n’aime pas qui permet de conjurer sans arrêt la mise en risque. Je ne peux pas quitter l’atelier si je suis dans une crise. Il faut que je la dénoue. D’autres artistes ne procèderaient pas de cette manière et exploiteraient la crise autrement. Moi j’essaie de la dénouer, de la contrer, de la résoudre… C’est en ce sens que j’ai un tempérament classique dans la peinture.

En littérature, les choses sont très différentes. Par exemple, pour en revenir à l’autoportrait, l’écrit peut me permettre de traiter inlassablement du problème que j’ai avec ma propre figure… Je n’arrive pas à m’en sortir. Pour le moment le cahier est producteur d’ombre. Je ne sais pas si je pourrai le donner à lire un jour. Je le ferai sûrement en supprimant des choses. Mais la difficulté que j’éprouve tient au fait que je suis né avec une blessure sur la face. Cela a été une torture durant toute mon enfance et mon adolescence… Pourquoi ? Parce qu’il n’en a jamais été question dans ma famille. On ne m’a jamais délivré la raison de cette cicatrice. Je pensais qu’il y avait là un secret familial à cacher. Je n’ai jamais pu me regarder longtemps dans un miroir. C’est tout un ensemble quasi littéraire ou analytique qui se construit autour de la difficulté à se supporter ou à s’aimer…

De temps en temps je retrouve dans un autoportrait des choses que j’ai complètement oubliées. Tout cela revient. Ce n’est pas de la peinture, mais c’est important. Soit cela va provoquer l’abandon du thème de l’autoportrait soit, au contraire, le renforcer ou permettre de le contourner par des silences, des lacunes.

D.D. : Vous dites avoir un tempérament classique en peinture. Cela nous ramène à ce que vous me disiez tout à l’heure. Il y a un autre élément important qu’il faut prendre en compte : la culture.

H.C. : L’influence des autres peintres. Oui. Elle est souvent diffuse. Elle n’est pas très claire, mais elle existe. Quand on visite une exposition, on peut juger les œuvres belles sans pour autant qu’elles se prolongent et se libèrent dans le travail. Cela existe aussi, bien sûr pour les gens qui écrivent ou ceux qui font de la musique. C’est mystérieux.

D.D. : Pourrait-on dire la même chose de votre travail ? Cherchez-vous aussi à donner envie de peindre ?

H.C. : Non, je ne le cherche pas. On ne peut pas vraiment penser aux autres autrement qu’en se respectant soi-même. Quand je parlais du trompe-l’œil, comme tout à l’heure, c’est parce que c’est une recette artisanale. L’utiliser comme élément de son propre travail c’est ne pas chercher à imaginer l’autre. Mais, de là à savoir ce qui va lui donner envie de peindre…

Quand on prépare une émission de radio à vocation humoristique, comme Les Papous sur France Culture, on écrit un texte par lequel on prépare ce que l’on pense être de l’humour. Eh puis il arrive que le public rit de ce qui n’était pas écrit et prévu comme drôle. Alors, c’est lui qui a de l’humour. Cela est peut-être venu d’un décalage avec ce qui précédait, c’est-à-dire d’un type de rapport que l’on n’avait pas bien consciemment mis en jeu. C’est aussi comme ça que cela se passe dans la peinture : on met des choses en route. On les trouve fortes, satisfaisantes, on est content et puis ce n’est pas forcément cela que voit le public. Heureusement, quel que soit l’état de conscience qu’on veuille avoir dans la peinture, il se passe autre chose…

D.D. : Comment situez-vous La petite peinture par rapport à cela ?

H.C. : D’abord, le contexte dans lequel elle est née est important. J’étais malade. Je n’avais pas de force pour entreprendre de grands tableaux. J’avais commencé des toiles avant de me faire opérer, comme par hasard : je m’étais donné rendez-vous… J’ai eu l’énergie de finir ces toiles-là, mais je n’avais pas de thème pour passer à autre chose. J’étais devant la page blanche. C’était à la campagne. J’ai alors adopté une position assez neutre en me disant : je vais faire de la non-peinture, c’est-à-dire prendre de petites toiles, m’installer à l’ombre, au frais et je vais peindre ce que je vois, comme ça. Je vais être un peu con. C’est un grand plaisir d’être con. C’est même une des conditions de l’activité artistique. J’en suis persuadé. Etre intelligent sert après coup, mais c’est inutile pour créer. Etre lucide ne sert pas non plus. C’est comme dans la passion amoureuse : quand on est amoureux, on n’est pas lucide. Après coup peut-être…

Au départ du travail, les choses rataient et je ne comprenais pas pourquoi. C’est alors que ça devenait excitant. C’était un défi. Je me suis pris au jeu et me suis rendu compte qu’il y avait un invariant : je ne pouvais jamais remplir la toile. C’était un peu bizarre, comme s’il fallait une forme de blessure ou quelque chose qui restitue le caractère partiel du regard…

D.D. : Ce qui est intéressant dans cette démarche c’est qu’elle relève bien de l’envie de faire quelque chose d’autre que la « grande peinture ». C’est cette idée d’avoir à dévier ou, en tout cas, à renoncer à ce que l’on faisait avant qui est stimulante. On est là face à un cas de changement encore plus ambitieux qu’auparavant…

H.C. : Je n’ai pas eu conscience de changer complètement ma démarche. D’ailleurs, je retrouvais des pratiques de mon enfance lorsque mon père m’enseignait la peinture à la manière de ce qu’il avait appris lui-même. Peindre un petit horizon bleuté avec le démarrage du ciel, se poser des problèmes sur la rupture de la ligne d’horizon etc. J’aimais faire tout cela. Bien sûr, si on ne fait que cela et que l’on s’y complait ça demeure un exercice de virtuosité, un simple exercice de style. Il faut trouver un moyen à la fois de se faire plaisir (il n’y a pas de raison de se le refuser) et, à la fois, de construire quelque chose d’ouvert qui laisse sa part au public.

Je pensais que La petite peinture allait être taxée de « peinture régressive » ou de « peinture dix-neuvièmiste », ce qui était le risque pris. Il fallait retrouver mon plaisir à la fragmentation du regard et briser avec la représentation allégorique de la nature.

Que ce fragment soit délectable pour celui qui le peint, et éventuellement pour celui qui le regarde, c’est bien mais ce n’est pas suffisant. Il y a une manière de faire une chose et d’y renoncer en même temps, de ne pas complètement la terminer, de ne pas la boucher. Il doit y avoir une sortie, ce que l’on disait tout à l’heure : une ouverture qui permet au public de finir…

D.D. : Que vouliez-vous dire en affirmant qu’un artiste doit être con et qu’il doit mettre de côté une certaine forme de lucidité ?

H.C. : On n’a pas à être lucide lorsque l’on peint. Quand on mange quelque chose de bon, il n’est pas question de lucidité mais de pure sensorialité. La peinture, et La petite peinture en particulier, est largement sensorielle. Ce n’est pas un acte purement intellectuel. On ne fait pas de la peinture avec des mots. On peut la juger avec des mots, et encore… Il s’agit d’un geste qui fait davantage penser à un type qui pédale sur un vélo, avec l’effort qu’il faut fournir, et au plaisir d’entendre le petit bruit du boyau sur l’asphalte.

Haussmann, le peintre surréaliste, en parlait très bien. Il disait : « quand je me mets à penser, je vais vite consulter le bottin ou l’annuaire du téléphone ». Voilà, il se refusait à penser. Et pourtant c’est un peintre surréaliste qui était pénétré de culture et capable de tenir un discours d’intellectuel. Mais pas au moment de travailler… Disserter sur le travail artistique n’est pas une œuvre d’art.

D.D. : Ce qui est vraiment déterminant, dans la petite peinture peut-être encore plus qu’ailleurs, ce sont l’effort et la sensation.

H.C. : Dans le cas qui nous occupe je m’étais bien préparé à cette stratégie : La petite peinture se passe sur des toiles brutes. La toile brute boit la peinture. On fait la première séance dans la nature. On est content. On a tout fait. On a tout mis en place et puis, on va pisser et quand on revient ça a séché et c’est parti… La toile a tout bu. Alors on redonne à manger à la toile et il faut lui donner quatre, cinq, sept fois avant que le résultat reste stable. Cela empêche de se complaire complètement. Il faut sans arrêt échouer, sans arrêt refaire. On a mis un ciel blanc, superbe, transparent. Mais, au bout d’un moment, la toile l’a repris : le ciel est brun, il n’est presque rien demeuré en surface.

D.D. : Est-ce que ce n’est pas ce qui permet d’arriver au fameux décalage ?

H.C. : Cela permet d’y arriver. Oui. C’est une des stratégies…

D.D. : Mais j’imagine que, même lorsque la toile a été nourrie une première fois et qu’elle a tout bu, les étapes successives ne vont pas se réduire à la recherche de ce qui a été perdu…

H.C. : Non. On pourrait dire, peut-être, que l’expérience qui a été perdue existe quand même… On a repéré le parcours, pour reprendre la métaphore du cycliste. Ce sport n’a pas la réputation, à tort peut-être, d’être un travail intellectuel intense. Là c’est pareil. Mais le repérage du parcours peut aider. On a pu découvrir de bonnes choses au départ. On peut en tenir compte, mais en général cela se décale, il se passe autre chose…

Et puis, il y a les transparences, les superpositions, un rouge qu’on a mis dessous et qui revient dans une plage jaune…

D.D. : À ce propos, vous avez dit : « comme pour tous les paysagistes c’est le désir ou le sentiment de fusion qui produit une intense jubilation. » Ce qui revient à ce que l’on a dit. Et vous avez rajouté : « Tout devient vif au regard ». En quel sens peut-on dire qu’une toile est vivante ?

H.C. : Cela rejoint ce que nous disions tout à l’heure : la toile est vivante tant que les éléments de l’équation que le peintre s’est donné ne sont pas clos alors qu’il y a justesse et surprise. En rhétorique, on dirait : réponse pertinente « à côté » du sujet.

D.D. : La toile atteint donc une certaine forme d’autonomie…

H.C. : Elle atteint une certaine forme d’autonomie dans laquelle elle continue à produire de l’énergie… L’achèvement serait celui d’une machine parfaite qui marche, qui ronronne mais dont on a coupé le contact…

J’aime beaucoup l’histoire des Demoiselles d’Avignon de Picasso. Picasso peint cette toile. Au début c’est une toile cézanienne : il a repris les Baigneuses. Il les a déformées comme il est capable de le faire… On retrouve la nature morte en bas. Il y a l’équivalent du ciel, des bleus et des nuages… Et puis on lui a présenté des sculptures ibères que son secrétaire avait fauchées au Louvre. Il transforme la tête d’une femme avec ce qu’il a vu et aimé dans la statuaire ibère. C’est comme ce que je disais tout à l’heure : il y a un événement qui survient et il sait en tirer parti. Il transforme donc sa toile et réalise une tête qui tient de l’art ibère, une autre de l’art africain. Il obtient alors une toile dans laquelle il y a un élément cézanien, un élément ibère, un autre africain. C’est insupportable et Picasso ne supporte pas sa toile. Toutefois il décide de ne pas la détruire. Elle demeure dans l’atelier où elle reste plusieurs années. Et un beau jour, Picasso comprend que c’est très important pour lui cette peinture avec des éléments plastiques hétérogènes. S’il avait continué comme il peignait dans sa jeunesse, il serait devenu un grand peintre dans le prolongement du XIXe siècle. En introduisant ces ruptures, en les regardant dans la durée et en se rendant compte qu’elles vivent ensemble et, qu’ensemble, elles produisent cette énergie dont on parlait tout à l’heure, il comprend ce qu’il va devenir : un peintre baroque moderne. Et il accepte sa toile : elle s’est terminée toute seule. Elle est vivante. S’il l’avait achevée, il aurait dû prendre le parti d’un des éléments posés sur la toile et il serait redevenu un peintre classique.

Pour ce qui est de l’effort, dont on a peu parlé, il faut comprendre que c’est difficile et même pénible de peindre. Télémaque en parle.

J’ai dit de La petite peinture qu’elle procurait un certain plaisir, certes, mais lorsque l’on est engagé dans une œuvre, que l’on rate, qu’il faut sans arrêt recommencer, que le support a bu la peinture, que la journée n’a servie à rien, on connaît des moments de découragement.

Souvent je dis ceci : « la peinture, surtout celle qui s’appuie sur l’expression du vécu, du regard, doit pouvoir dire « j’y étais ». « J’étais là quand ça s’est fait ». Si ça marche, elle doit dire « J’y suis encore » (un présent perpétuel). Et si ça marche encore mieux, c’est « j’y serai ». La peinture va devenir un producteur d’énergie pour les générations à venir. Trois étapes par rapport auxquelles on ne sait jamais où l’on en est.

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